Introduction
D’accord, j’ai envie d’elle, et pas qu’un peu. Qu’est-ce que je peux y faire ? Je suis un homme et c’est une femme qui me plaît. Où est la nouveauté ? C’est le même refrain depuis des millénaires. (…) Tout le monde a envie de dévorer tout le monde. Les profs et les curés désirent férocement leurs jeunes élèves. Même les gynécos sont bouleversés par les organes génitaux de leurs patientes ! (…) Même si le consensus social repose sur l’ignorance de la nature féroce de nos pulsions, nous (je veux dire toi et moi) nous savons bien ce qu’il en est. Alors pourquoi est-ce que tu joues les vertus outragées ? Tu sais que j’ai raison. Et j’ajoute : les femmes ont besoin de croire que les gynécos n’ont pas pour but inavoué de leur bouffer la chatte. Et en même temps, elles espèrent qu’ils en ont quand même envie. Elles font tout ce qu’elles peuvent pour le provoquer. (épisode 15)
C’est en ces termes que le psychanalyste Philippe Dayan exprime à sa contrôleuse ce que lui inspire sa patiente Ariane, dans la série En thérapie.
Pour la psychologue et psychothérapeute que je suis, ces paroles constituent un négatif photographique brutal de mes propres consultations : le « même refrain » que j’y entends, depuis des années qui me paraissent « des millénaires », c’est précisément celui des agressions sexuelles « féroces », subies par des personnes (adultes, ou enfants à l’époque des faits) qui se demandent douloureusement ce qu’elles ont fait pour les « provoquer ». Et je suis vraisemblablement la seule à « [jouer] les vertus outragées » : ces propos problématiques semblent passer sous les radars, étouffés par l’enthousiasme des téléspectateur.ice.s1 et les éloges de la critique2.
Pourtant, leur tonalité ne contraste en rien avec les autres dialogues de la série. Celle-ci s’ouvre justement par une séance avec Ariane, le lundi 16 novembre 2015. La jeune chirurgienne revient sur sa nuit du vendredi 13 au bloc opératoire, auprès des blessé·es des attentats. Son récit glisse sur cette évocation, pour s’appesantir sur la fin de cette éprouvante nuit. Dans le désordre émotionnel de ce matin-là, s’engage un rapport sexuel avec un collègue : rapidement, Ariane se rend compte qu’elle « ne peut pas faire ça ». Et elle raconte comment elle a « fermé les jambes », puis masturbé son collègue, qui « insistait ». « Sacrée expérience », commente son psychanalyste. Après avoir qualifié ce rapport sexuel de « mésaventure », il recentre la discussion sur le couple d’Ariane, qui avait commencé sa séance en décrivant l’absence de communication avec son conjoint. Elle exprime alors qu’elle ne supporte plus la violence de son compagnon. Semblant envisager cette violence comme de légitimes représailles, le psy rappelle à sa patiente qu’elle a récemment posé un ultimatum à son partenaire (le mariage, ou la séparation).
Et soudain, au milieu de ces violences masculines non dépliées : coup de théâtre ! Ariane déclare son amour à son thérapeute, pour s’entendre répondre : « Freud dit que le transfert est le seul amour vrai ». Immédiatement, Dayan3 ajoute : « Réfléchissez, je suis le seul homme que vous ne pouvez pas avoir… ». Face à cette injonction paradoxale, Ariane se rebiffe, et le psy conclut la séance par cette sentence : « C’est normal, ça s’appelle la résistance. »
En quelques minutes, voilà donc dressé le véritable positionnement de cette série, qui prétend rendre compte de la France post-attentats de 2015, en portant, selon Arte, « un regard plein d’humanité sur les failles et les contradictions d’une société française en état de choc » (Lennuyeux-Comnène, 2021). Ouvrir une série intitulée En thérapie par un tel dialogue revient en réalité à brosser un tout autre tableau. Cette mise en scène de ce qui se déroule dans le cabinet du psy relève davantage de la naturalisation de l’ordre du genre et de la sexualisation du monde.
Le contraste est saisissant, entre le climat d’hypersexualisation décomplexée qui règne dans la série, et ce qui occupe l’espace médiatique français, au moment de sa diffusion4. Suite à la publication de La Familia grande, de Camille Kouchner, la dénonciation des violences sexistes et sexuelles (VSS) prend une nouvelle dimension, avec l’affaire Duhamel et le mouvement #MeTooInceste. Parallèlement, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique rend publique une première estimation de 10 000 victimes, en soixante-dix ans, dans cette institution (Tescher, 2021).
Et tout ceci fait suite aux dénonciations antérieures. Pour ne citer qu’elles : la parution du Consentement de Vanessa Springora, mettant en cause l’écrivain Gabriel Matzneff ; la tribune de Virginie Despentes dénonçant le César attribué à Roman Polanski ; la révélation, par Adèle Haenel, des agressions sexuelles du réalisateur Christophe Ruggia … Si la lutte contre le viol est présente dès l’origine du Mouvement de Libération des Femmes, dans les années 1970 (Picq, 2011), sa visibilité prend une nouvelle ampleur, avec le lancement de #MeToo et #balancetonporc. A partir de 2017, en France et ailleurs, les dénonciations concernent tous les domaines : journalisme, médecine, enseignement supérieur, théâtre, sport, monde politique, mannequinat, gastronomie, communauté homosexuelle…
Dans ce château de cartes, un bastion semble toutefois inébranlé : rien à signaler du côté des psys. Il n’existe pas de #MeTooPsy ; les comptes Instagram @balancetonpsy.fr et Twitter (X) @balance_psy, ou la page Facebook Paye Ton Psy, sont quasiment silencieux. Jusqu’à la mise en cause de Gérard Miller, début 2024, le contexte psy n’est pas envisagé comme susceptible de violences sexistes ou sexuelles…Pas même lorsque ces violences sont mises en scène pendant 35 épisodes de 25 minutes. Au contraire, la première saison d’En thérapie devient la série la plus regardée du site arte.tv, selon Wikipédia. Quant à la critique, elle compte très peu de voix discordantes. Parmi elles, une seule (Colonna-Desprats, 2021) reproche à la série sa représentation « caricaturale » de la sexualité. Quelques autres restent muettes sur les violences de genre, mais pointent qu’elle met en scène d’autres dominations systémiques, notamment de classe et de race (Bégaudeau, 2021 ; Massart, 2021 ; Mechaï, 2021).
L’analyse de cette saison 1 constitue ainsi l’opportunité de déplier ce qui s’apparente à un point d’aveuglement collectif : le cabinet du psy serait-il le seul espace social encore non déconstruit, le dernier rempart de l’hétéropatriarcat colonial ? S’agit-il d’un impensé, ou consentons-nous réellement, collectivement, à octroyer au psy5 le monopole de la violence légitime ?
Cette série, qui adapte une création israélienne, choisit de montrer la représentation mainstream de la psychothérapie à la française : les deux psys qu’elle met en scène (Philippe Dayan et Esther6, sa contrôleuse) possèdent, par leur cadre d’exercice, manière de travailler et attitudes, les caractéristiques de l’archétype français qu’active le script « aller chez la/le psy ». Comme tous les lieux communs, cette image populaire de la thérapie, de celleux qui la pratiquent comme de celleux qui y ont recours, charrie des implicites à déconstruire. Et à celleux qui opposeraient un « Mais c’est du cinéma ! » (sous-entendu, ce n’est pas la réalité), on peut répondre, avec Virginie Despentes (2006) et avec Iris Brey (2021), que le cinéma est un outil de propagande très efficace de la masculinité hégémonique7, et un de ses facteurs de maintien les plus opérants.
Pour en rendre compte, auscultons cette représentation typiquement française de la psychothérapie, et la thérapie qu’elle propose à cette « société française en état de choc », suite aux attentats. Ainsi déplié, il ressort que le traitement préconisé par la série consiste en un retour à la France d’avant #MeToo (partie 1), celle de bon-papa (partie 2), bourgeoise et coloniale (partie 3), fidèle à l’esprit du boy’s club (partie 4).
La thérapie d’avant #MeToo : plus sexe la vie
Dès la première séance, la psychothérapie est campée comme un contexte où règne une forte tension sexuelle. Le cabinet du psy apparaît d’emblée comme un lieu où les femmes confient leurs « mésaventures » sexuelles (consenties ou non — et de cela il n’est jamais question) à des hommes qu’elles désirent. Et ces psys s’avèrent des interlocuteurs faussement désintéressés, puisqu’ils convoitent ces femmes qui les consultent. Dayan et sa patiente Ariane (qui a vingt ans de moins que lui) coucheront-ils ensemble ? C’est l’un des principaux arcs narratifs de la série, qui occupe la majeure partie des séances du psy avec Ariane, et avec sa contrôleuse Esther.
Cet arc est pleinement assumé par Emmanuel Valat, le psy-conseiller de la série, si l’on en croit Télérama (Gavoille, 2021). Ce psychanalyste y « reconnaît » :
Parfois, certains patients retirent leurs chaussures au début de la séance. Ce qui revient un peu, symboliquement, à se déshabiller. Quand c’est une femme qui, avant de s’allonger sur le divan, enlève ses bottes, oui, ça peut être un peu troublant.
Un élément, dit l’article, « offert gracieusement par la maison », « sur un plateau d’argent », au scénariste Alexandre Manneville, chargé de la création du personnage d’Ariane. Peut-on véritablement s’étonner d’une telle sexualisation de la relation patiente/thérapeute, lorsque le personnage de la patiente est le produit du male gaze (Mulvey, 2017) combiné de deux hommes (un psychanalyste et un scénariste) ? Télérama ne s’en formalise pas – au contraire, l’article ajoute un commentaire complice : « Le téléspectateur, lui, aura tout loisir d’admirer la belle collection de bottes portées par Mélanie Thierry8… ».
Chaque fois qu’il est question d’Ariane, Dayan tient un discours essentialisant, qui naturalise la sexualisation des rapports hommes/femmes (par exemple : « On ne va pas se mentir : elle est jeune, elle est très attirante, et je suis un homme », épisode 10). Ce point de vue provoque un vif désaccord avec sa contrôleuse, qui lui rappelle, dès leur première séance (épisode 5), le principe qu’elle ne cessera de répéter : « Un patient reste un patient pour toujours (…). Un analyste ne couche pas avec ses patients, c’est une règle fondamentale » (épisode 25). Ce à quoi Dayan rétorque : « C’est une règle de convenance ».
Les séances avec Esther tournent peu à peu au conflit, Dayan ne se privant d’aucune brutalité pour attaquer sa contrôleuse, lorsqu’elle le renvoie à cette règle. Dès leur première rencontre (épisode 5), il la traite de « charlatan », en l’accusant d’utiliser la théorie pour assoir son pouvoir. Il estime très douteux que passer à l’acte avec Ariane relève « de la faute professionnelle », « d’un abus de pouvoir ». En revanche, il lui paraît certain que sa contrôleuse est « la personne la plus froidement détachée de la réalité des affects humains, la plus castratrice et destructrice » (épisode 25), complètement « obsessionnelle » (épisode 32). Il n’hésite pas non plus à lui rappeler que feu son mari (Gaétan, psychanalyste également) couchait avec ses patientes et « la trompait ouvertement » (épisode 25, épisode 32). Il convoque aussi la mémoire de Franck, un patient d’Esther, qu’elle avait éconduit : avant sa mort, il aurait confié à Dayan qu’elle était « son plus grand regret », ce qui amène Dayan à culpabiliser Esther d’avoir « renoncé à l’amour » (épisode 32). Enfin, Dayan ne se prive pas d’attaques agistes, en la traitant de « vieille dame » (épisode 25), et en la comparant à la décoration de son cabinet : « C’est vieux, c’est pas rassurant du tout…ça te ressemble, en fait : on sent l’enfermement, la contrainte… » (épisode 32).
Pour Dayan, Esther est une mégère, une empêcheuse de sexer en rond, au nom de principes rigides et réactionnaires. La violence des paroles avec lesquelles il s’oppose à elle rappelle certaines ripostes à #MeToo. Elles ressemblent - par exemple - à cette tribune parue dans Le Monde (2018), défendant la « liberté d’importuner » et reprochant au féminisme d’empêcher toute séduction entre hommes et femmes, au nom du « puritanisme ».
La perspective selon laquelle les femmes « jeunes et attirantes » (dixit Dayan) seraient à la disposition évidente de l’irrépressible désir masculin se retrouve malheureusement ailleurs, dans la série. Y compris au sein d’autres relations de pouvoir ou d’ascendant qui (pas davantage que la relation thérapeutique) ne sont jamais envisagées comme potentiellement problématiques.
Ainsi Camille, 16 ans, nageuse professionnelle, consulte suite à un accident qui pourrait être un équivalent suicidaire. A la deuxième séance, elle apprend à Dayan qu’elle a, par le passé, eu une relation sexuelle avec son entraineur, Nicolas (épisode 13). Or cette relation, pourtant problématique, reste inexplorée par le psy : il n’est question ni de l’âge, ni du consentement de la jeune fille, pas plus que de la position d’autorité de l’entraîneur. La séance suivante nous apprend qu’une relation sexuelle s’est mal passée, la veille, entre Camille et un garçon de son âge (épisode 18). Au point qu’en l’évoquant ensuite à Esther (épisode 20), Dayan s’emporte :
Avant, on traitait les femmes de mal baisées, comme si ça relevait de leur responsabilité…Et ce p’tit con dit à une gamine de 16 ans qu’elle fait l’amour comme si elle avait été abusée : ça m’a mis en rage ! C’est la même logique ! La honte est sur la victime.
Hormis cette tirade, dans laquelle le psy passe pour un fervent défenseur des victimes d’abus sexuels, il ne sera jamais fait mention, ailleurs ou autrement, de cette présomption d’abus, concernant Camille.
Autre contexte, et questionnement comparable : Ariane raconte avoir perdu sa virginité à 15 ans avec Serge, un ami de son père âgé de 40 ans (épisode 21). Là encore, Dayan (qui a lui-même vingt ans de plus qu’elle) s’épargne d’explorer les dimensions potentiellement problématiques de cette relation : il préfère pointer la défaillance du père d’Ariane à protéger sa fille. Mais la protéger de quoi, exactement ? Aucun mot ne sera prononcé à ce sujet.
Ajoutons encore à ces relations sexuelles, l’infidélité de Charlotte, la femme de Dayan, avec un lobbyiste de Bruxelles (épisode 9), celle du père de Camille, avec une femme plus jeune (épisode 23), la relation extra-conjugale de Léonora, une autre patiente, avec son patron Benjamin (épisode 29), et, enfin, le divorce du père de Dayan, neurochirurgien, afin d’épouser une patiente qu’on méprenait pour la petite amie de son fils (épisode 30). Cette série met ainsi en scène une majorité de relations amoureuses et/ou sexuelles dans lesquelles les hommes occupent, par leur statut social et/ou leur âge, une position de supériorité sur les femmes. Or cette posture de dominant n’est jamais interrogée : elle passe pour relever de l’ordre naturel des choses - au point que, concernant Nicolas avec Camille, ou Serge avec Ariane, on ne cherche pas à s’assurer de l’absence d’emprise, ou de délit susceptible de condamnation pénale.
Une seule relation échappe à cette configuration où l’homme est en position haute : celle d’Ariane, la chirurgienne, avec un autre patient, Adel, le policier (épisode 16). Il s’agit toutefois d’une passade : dès sa séance suivante, Ariane y aura mis fin (épisode 21). Par ailleurs, cette liaison n’est pas envisagée comme l’expression d’un libre désir féminin. Au contraire, son enjeu est rapporté à un homme surplombant : Dayan, qui comprend le choix d’Adel comme un « substitut » de lui-même (épisode 16), et comme un message qui lui est adressé (épisode 20) :
Ariane a fait monter le « susssspens » en racontant son repas au restaurant…Un repas tendu par le désir (…) Évidemment que ça m’excite, et je suis fou de jalousie…Mais ça me montre à quel point elle tient à moi !
En thérapie comme ailleurs, la séduction des femmes permet aux mâles alpha de conforter leur place au sommet de la hiérarchie des masculinités (Gourarier, 2017).
La thérapie de bon-papa : la psyché straight
En thérapie ne se limite pas à représenter l’ordre implicite des rôles de genre en matière de sexualité, tel qu’il prévalait avant #MeToo. La série donne aussi à voir la façon dont s’opère la division entre les sexes, dans d’autres registres. Elle nous ramène à l’épistémologie de la différence sexuelle, ce « système historique de représentations », cet « ensemble de discours, d’institutions, de conventions, de pratiques et d’accords culturels » (Preciado, 2020, p. 68). Ce faisant, elle illustre le système de pensée et d’organisation sociale straight, où « l’hétérosexualité va tellement de soi qu’elle n’a pas de nom » (Wittig, 2001, p. 84) : au-delà d’être une « norme sociale », elle est « un contrat social », « un régime politique » (ibid.).
Dans En thérapie, chacun·e respecte sa place, assignée de toute éternité par ce régime, en demeurant bien campé·e de son côté attitré de la barrière du genre. Ainsi, les femmes, qu’elles soient patientes (Ariane, Camille, Léonora) ou non (Charlotte, Esther), évoquent majoritairement des sujets qui se rapportent au couple et à la famille — autrement dit, la sphère domestique, affective, intime, et envisagée de la manière la plus traditionnelle qui soit. C’est par les hommes que l’extime et le monde s’invitent dans les séances — nous y reviendrons. C’est par exemple avec eux qu’arrivent les questions d’argent (Adel, épisodes 2 et 7 ; Damien, épisodes 19 et 34).
Aucune dissidence à l’ordre straight, dans cette série : en près de 15 heures de programme, l’existence des personnes queer se limite à deux allusions pour le moins discutables.
Épisode 11, Ariane parle de l’organisation de son mariage. Pour désigner ce qui serait une cérémonie de mauvais goût, elle mentionne un « travlo qui joue de l’orgue ». Ce terme disqualifiant, glissé comme une blague, résume la manière dont En thérapie choisit de visibiliser les transgressions au système de la binarité sexuelle.
L’autre allusion a cours pendant la première séance de l’unique patient homme que Dayan reçoit seul (épisode 2) : Adel Chibane y évoque « son pote homo », qu’il « charrie tout le temps ». Peut-être s’agit-il, pour ce policier arabe9, de tenter de créer une complicité masculine avec le psy. Puisque tout le reste (classe, race) les distingue visiblement, peut-être cherche-t-il, via l’assignation de genre à l’hétérosexualité, à nouer avec ce psy bourgeois et blanc une alliance entre « vrais » hommes. Mais Dayan le coupe, agacé : « On va lui donner un nom, à cet ami ». Soupçonne-t-il ce patient d’homophobie, en vertu de la masculinité stéréotypée du policier et/ou de l’homme arabe (Mechaï, 2021) ? En tout cas, passant ainsi pour gay-friendly, le psy blanc et bourgeois rejette l’invitation à la connivence hétérosexuelle d’entre-soi masculin : il ferme la porte du boy’s club au nez de ce patient policier et Arabe.
Dayan adopte une tout autre attitude envers Damien (épisode 4). Alors que sa conjointe Léonora est en retard, les deux hommes établissent une complicité immédiate sur le sujet « universel » (dixit Dayan) des belles-mères « chiantes ». Appartenir au même clan des hommes blancs et bourgeois leur confère cette connivence de dominants, dans laquelle ils s’accordent (ici, via la misogynie) à assigner les subalternes à leur place attitrée. Le compte-rendu que Dayan fait ensuite à Esther de cette séance de couple revient à l’éternelle irréductibilité de la différence des sexes (épisode 5) : « Comme si on savait pas que ça coince toujours, entre un homme et une femme ! Comme si c’était pas autour de ça que la terre tourne…La vieille querelle ! ». Le discours du psy nous ramène ainsi à cet ordre du monde dans lequel, de toute éternité, les hommes et les femmes viennent de deux planètes que tout oppose.
Et dans ce monde, la masculinité aurait besoin de réassurance. Comme Damien, qui, selon lui, l’attaquerait en séance « parce qu’il doit se rassurer sur sa virilité », Dayan exprime ce même besoin, au travers d’une position haute : « Les présentations de malades, ça me manque : être là devant les analystes en formation, à mener un entretien avec une anorexique, un paranoïaque, une mélancolique (…), ça me rassurait ! » (épisode 5). C’est au moment où il souffre d’une infection urinaire (épisode 15) que la caricature de la virilité blessée est la plus évidente : il exprime à Esther qu’il n’a pas consulté parce que « ça m’emmerde d’aller montrer ma verge à un toubib (…). L’humiliation qu’il voie mon organe tout rabougri, ratatiné, alors que je voudrais lui montrer combien il est fort et puissant ».
Épisode 32, Dayan se dédouane de sa violence envers Esther, en la requalifiant d’expression émotionnelle : « Ce que tu appelles violence, ma violence, est liée à la puissance des affects qui m’agitent, et j’ai plus envie de les retenir ». Cet homme, donc, n’exerce aucune violence — il souffre. Sa douleur, dit-il, c’est « la fierté blessée du mâle moyen », le « vide dérisoire du quinquagénaire blanc éduqué » (épisode 25). Et les femmes y sont pour quelque chose : Ariane fait dans « l’hystérisation » (épisode 15), et Esther est « castratrice » (épisode 25). Sans compter Léonora, « manipulatrice » (épisode 19). Ou Flavie, une collègue, avec son « étiquette “emmerdes garanties” collée sur le front » (épisode 20). Quant à sa femme, elle « empêche son fils de grandir, en projetant ses inquiétudes sur lui » : alors Adam « souffre de l’angoisse devant la toute-puissance de la mère phallique » (épisode 5). Dayan aussi est victime de ce « dragon » d’épouse, qui lui impose « sa vision du monde » (dixit sa fille Liza, en empathie pour son pauvre père, épisode 31).
Ces plaintes masculinistes rappellent la rhétorique de la masculinité en crise, qui, en arguant de sa fragilisation, « permet de poursuivre certains objectifs : discréditer les femmes et présenter leurs avancées comme une menace, un scandale, une catastrophe, une monstruosité ; réaffirmer une division binaire des sexes assignant des fonctions supérieures aux hommes, et développer ou mobiliser des ressources pour les hommes » (Dupuis-Déri, 2018, p. 122).
Le positionnement victimaire de Dayan fait feu de tout bois, dans le conflit avec son épouse (épisode 25). Face à Esther (devenue leur thérapeute de couple), il assène à Charlotte :
En plus d’être homme et femme, on n’est clairement pas liés au même environnement historique et culturel. Pour moi, c’est aussi toute l’histoire dont j’hérite : des siècles de minorité, de marginalité, de persécution, une partie de ma famille maternelle qui a disparu dans les atrocités de la première moitié du 20ième siècle (…), tout ça, ça joue…Et c’est quelque chose qu’on ne partage pas !
Son épouse n’est pas dupe de la manipulation :
Ne me dis pas qu’on se comprend pas parce que t’es juif ? Apparemment, les remarques antisémites qu’Adam se prenait au collège, ça ne t’a pas bouleversé plus que ça ! Quand est-ce que t’es devenu aussi malhonnête ?
En guise de réponse, Dayan attaque Esther pour son incompétence.
Lors d’une séance précédente (épisode 10), Dayan rapporte à Esther que sa femme le trompe. Il souffre d’une rhinopharyngite qui lui fait dire : « Putain, quelle crève ! », ce que sa contrôleuse entend comme : « Qu’elle crève ! ». Lorsqu’elle le lui signale, Dayan répond : « Si j’ai des envies de meurtre sur elle, j’ai mes raisons ». Sans surprise, les motivations de ce discours aux relents féminicidaires sont à chercher du côté de la frustration sexuelle. Dans le même mouvement, Dayan stigmatise la « jeunesse mouvementée » de son épouse : « comme tous ces rejetons de la petite bourgeoisie post-soixante-huitarde : aucune limite, question sexualité ». Immédiatement après, il déplore que Charlotte se soit ensuite « comme épouse et comme mère de famille, bien rangée des voitures…On peut pas dire que le sexe ait occupé le centre de nos relations ». Par cette tromperie, ajoute-t-il, méprisant : « Elle nous fait une rechute, avec son remake du Kâma-Sûtra à la Commission Européenne… ». Ce positionnement victimaire de Dayan se confirme plus loin (épisode 20) :
Charlotte est partie à Rome avec son lobbyiste et m’a laissé me démerder avec la maison (…) Et voilà comment je me retrouve tout seul avec deux enfants à gérer : je ne sais même pas quand la femme de ménage vient, ni à quel tarif on la paie (…) J’ai appelé la mère de Charlotte à la rescousse ; elle me prend les enfants jusqu’à dimanche, c’est déjà ça.
Entre devoir conjugal (comme seule sexualité légitime) et charge domestique (comme responsabilité exclusive), la place assignée à la femme ne souffre aucune ambiguïté. A quelques jours d’intervalle, Dayan aboie le nom de Charlotte lorsque les toilettes attenantes à son cabinet sont bouchées (épisode 6), et lorsque son divan est tâché du sang de la fausse couche de Léonora (épisode 9). Charlotte nettoie ; il la regarde faire en critiquant sa manière de procéder. Éclate alors la dispute au cours de laquelle elle lui annonce qu’elle a un amant. Dayan réagit de manière possessive (« Je veux tout savoir »), puis il la congédie, en lui reprochant d’avoir déversé ses états d’âme dans son bureau. Épisode 19, alors que son épouse s’apprête à sortir, il l’alpague : « Est-ce qu’il y a quelque chose à manger ? », « Les enfants ne t’ont pas vue de la semaine ! ». Puis, non content de la ramener à ses fonctions domestiques, il lui assène : « ça m’intéresse pas de savoir comment tu te sens, Charlotte ».
En 2021, en France, toute cette violence verbale, toutes ces assignations patriarcales, passent inaperçues - même lorsque (ou parce que ?) elles sont le fait d’un psy. Mieux : elles provoquent des éloges. Télérama (Gavoille, 2021) admire ce personnage « voué à l’écoute des autres », « immense d’empathie, de présence et de justesse ». La revue loue le succès qui « fait du bien » (Armati, 2021) de cette série « exigeante », au « puissant pouvoir cathartique ». Et n’hésite pas à parler de « pépite », de « chef d’œuvre » (Gavoille, 2021).
La thérapie bourgeoise et coloniale : du fardeau de l’homme blanc10 au capitalisme racial
Si En thérapie met en scène une naturalisation des violences de genre (banalisant la culture du viol, le sexisme, la misogynie, le masculinisme), elle a également maille à partir avec des présupposés classistes et racistes. Et c’est principalement le personnage d’Adel Chibane qui en fait les frais.
À son arrivée dans le cabinet de Dayan, il scrute cet intérieur bourgeois avec une curiosité goguenarde (épisode 2). Il n’appartient pas au monde privilégié qui habite cet appartement haussmannien, proche de la place de la République, et il ne le sait que trop bien. Ce policier de la BRI11 (intervenu au Bataclan, quelques jours auparavant) exprime de manière directe les rapports de domination qui articulent le monde du psy et le sien. Dès le premier rendez-vous, il lance : « Dans votre milieu, les gens ils s’en foutent de ceux qui les protègent ! ». Adel renvoie régulièrement Dayan au confort de sa place de dominant : « Vous croyez vraiment que tout tourne autour de vous (…) Vous ignorez tout de la vraie vie » (épisode 22). Face à la consigne du psy (« Dites tout ce qui vous vient, c’est le processus »), il remarque : « Vous ne faites pas grand-chose, vous, du coup » (épisode 7). Plus tard, son père, Mohammed Chibane, tient un discours comparable à Dayan (épisode 31) :
Vous n’êtes pas du même milieu, ça se voit (…) La seule leçon qui vaille pour les gens comme nous, Docteur : (…) fais le dos rond. Construis quelque chose de suffisamment petit, suffisamment modeste, pour passer inaperçu. Vous, vous pouvez rêver plus haut, pas nous : les immigrés, les gens des pays en guerre, les colonisés, on peut pas, nous.
Face à ces discours, le psy (qui d’ordinaire parle beaucoup) reste muet – silence éloquent, qui semble valider une vérité essentialisée : ainsi va le monde.
Dayan ne se prive pas de rappeler sa position de subalterne à Adel Chibane, seul autre personnage à posséder un nom de famille, par lequel le psy le désigne systématiquement. Tou·tes les autres patient·es étant singularisé·es par leur prénom, cette distinction l’assigne à un groupe d’appartenance. Car Dayan ne cesse de ramener ce patient à ses ascendances algériennes, alors même qu’Adel y rechigne. Il lui assène par exemple : « Avoir intégré les forces de l’ordre (…), c’est une preuve indéniable de votre assimilation…Je sais bien que vous êtes français, mais vous avez également des origines algériennes ! » (épisode 27). Qu’importe si Adel se considère lui-même autrement. Comme il dit, il a grandi « dans une putain de boulangerie bien française à Bordeaux », il n’est pas musulman, et il récuse son assignation à cette identité arabe : « ça ferait bien chier mon père, qu’on dise que je suis Arabe » (Mechaï, 2021).
D’emblée (épisode 2), Dayan s’adresse à lui comme à un étranger, à qui il donnerait un cours d’histoire de France (« Vous savez, les rois, en France, on leur coupe la tête »). Puis, il lui ordonne, comme à un enfant : « Asseyez-vous bien ! » (alors que tou·tes les autres patient·es s’installent sur le divan comme bon leur semble). Le docteur Dayan est « à l’aise dans la civilisation » (Massart, 2021) — l’unique, celle qu’il incarnerait face aux peuples envisagés comme allogènes. Enfin, « Monsieur Chibane » est le seul patient à qui Dayan explique : « Tout le monde ne paie pas pareil, chez moi. Il faut que ça vous coûte, et pas à moi (…). On n’est pas tout à fait égaux, dans cette situation ». Pourquoi pointer ainsi l’asymétrie de son dispositif thérapeutique, si ce n’est par résonance avec les autres asymétries (de classe, de race) qui caractérisent la relation avec ce patient ?
Cela a déjà été mentionné : dès sa première séance, Adel Chibane porte aussi le soupçon d’homophobie, qui lui est imputé via le stéréotype du policier et/ou de l’homme arabe (Mechaï, 2021). Dayan, en refusant de partager avec Adel la connivence des sous-entendus impliqués par l’évocation de son « pote homo », dresse une barrière entre leurs deux masculinités : la sienne serait inclusive, vertueuse et progressiste ; celle de « Chibane » serait excluante, condamnable et arriérée. L’homophobe, c’est l’autre : celui dont la masculinité est perçue comme débordante, écrasante, faisant violence - c’est l’Arabe (Guénif-Souilamas, 2004, 2019), et/ou le flic, l’homme issu d’une classe populaire. En se distinguant à la fois des catégories que Bouteldja (2023) désigne comme celles du « barbare » (arabe) et du « beauf » (flic), Dayan conforte la seule masculinité légitime : la sienne, celle de l’homme blanc, héritier de la domination coloniale, bourgeois et intellectuel.
Adel Chibane est aussi l’objet d’autres suspicions, qui vont dans le même sens : le pointer implicitement comme représentant d’une masculinité déviante, excessive et oppressive. En évoquant que Fabien, son « pote homo » lui a « fait tout un tralala » pour qu’il consulte, il le compare à une « mère juive ». Comme le souligne Mechaï (2021), ce « cliché éculé (…) allume (…) une lumière rouge, la case à cocher de l’homme arabe forcément antisémite ». Adel adopte également un discours macho envers les femmes (épisode 12) : tout juste séparé de son épouse, il couchait avec d’autres, mais « sans sentiments », « par respect » pour elle. Et lorsqu’il rencontre Ariane, il la décrit comme « un avion de chasse ». Il parle de la « baiser » (épisode 17, épisode 22), ce qui adviendra effectivement. A travers ces mots crus, Adel incarne le mâle dominant, consommateur de femmes. La vulgarité de son vocabulaire permet d’invisibiliser les propos sexistes et masculinistes de Dayan, qui, pour être formulés sans obscénité12, n’en traversent pas moins toute la série.
Ajoutons à cela le contraste entre leurs apparences et postures physiques. D’un côté, « Chibane », en blouson de cuir noir, nerveux, occupe l’espace. Qu’il soit debout, en guet à la fenêtre, à tourner dans le cabinet, ou assis, jambes écartées, sur le divan, il est un corps en action : « faut rester affûté », dit-il (épisode 7). À l’inverse, Dayan, en col roulé ou veste de velours, se présente comme un être de langage, placidement recroquevillé dans son fauteuil. Tout, dans ces attitudes, tend à faire passer le premier pour une brute (il pourrait aussi bien être voyou que policier), en manspreading permanent, tandis que le second apparaît comme bonhomme, flegmatique, presque falot. La masculinité d’Adel est ainsi tenue pour instinctive, impulsive et agitée, là où le mansplaining du psy, enrobé dans une langue maîtrisée, prend l’apparence du care.
En tant que corps littéralement « en service » (il porte son arme en séance, épisode 7), « Chibane » se distingue aussi des autres patient·es. Défini par son métier (« chuis flic, putain », épisode 2), et sans cesse renvoyé à ses origines algériennes, il est envisagé comme un être social, là où les autres sont campé·es comme des êtres psychologiques, appréhendé·es via leur psyché, leur intimité. S’iels paraissent « hors-sol », non inscrit·es dans une matérialité sociale, c’est précisément parce qu’iels partagent celle du psy (blanche et bourgeoise). Chez ce psy, « le psychisme est un privilège pour certains » : Adel, lui, est « conditionné, aliéné » par son extimité (Méchaï, 2021).
De même, l’arc narratif tragique du personnage d’Adel Chibane s’avère très problématique. Tout ramène Adel à une violence qui n’est jamais le fait des blancs (par exemple, la série ne mentionne jamais la guerre d’Algérie). Au contraire, sa vie et sa mort semblent inextricablement liées à des contextes terroristes que la série amalgame grossièrement, en une barbarie indifférenciée. De son enfance, marquée par l’assassinat de sa famille pendant la décennie noire algérienne, en passant par la tuerie du Bataclan, et jusqu’à sa mort, luttant contre Daech en Syrie, sa trajectoire passe pour une « malédiction » (Méchaï, 2021). En réalité, elle reflète l’impasse de la racisation dans laquelle Adel est coincé, en raison de l’injonction paradoxale qui lui est adressée. Donner des gages de son « assimilation » (dixit Dayan), est à la fois nécessaire, et, dans le même temps, jamais suffisant : même fonctionnaire d’une institution régalienne, il n’a de cesse d’être renvoyé aux « origines » (idem), qui, précisément, l’assimilent aux barbares dont on lui demande de se distinguer. De manière pour le moins douteuse, la mort d’Adel fait figure d’unique issue à cette double contrainte : « la position de l’Arabe est impossible (…) : il est foutu, il n’y a pas d’horizon » (Bégaudeau13, 2021).
Étant ainsi doublement assigné (à la sphère de l’extime, et à un héritage barbare), Adel ne peut pas être sauvé par la thérapie. A posteriori, Dayan s’avoue impuissant à l’aider : « Tout était déterminé par ce que les circonstances originelles avaient inscrit en lui » (épisode 32). Une incursion dans la saison 2 de la série enfonce le clou de ce déterminisme, et de l’inaptitude de la psychothérapie à l’enrayer : attaqué par la famille Chibane pour non-assistance à personne en danger, Dayan sera jugé non coupable. On ne peut pas sauver un personnage tragique de son destin fatal : cette perspective s’avère bien commode pour invisibiliser l’histoire des violences coloniales et raciales, et leurs prolongements contemporains.
Dans le même dialogue avec Esther, Dayan poursuit :
Peut-être que je suis prêt à payer pour qu’on me protège, et qu’il y a des gens comme Chibane dont la problématique les prépare à cette mission : des guerriers, des héros tragiques, au lieu d’être comme nous des névrosés.
Pour le psy, l’humanité se divise donc en deux catégories : les « gens comme Chibane » et les gens « comme nous » (« névrosés », c’est-à-dire affublés d’un psychisme). Seuls les seconds peuvent espérer être sauvés par la psychothérapie. Pour les premiers, point de salut : fatalement, ils sont condamnés à vivre et mourir au service des blancs, qui les paient pour cela. Mais la « problématique » qui les « prépare » à cela n’a rien de psychologique. Ce que décrit ici Dayan, c’est l’organisation du capitalisme racial analysé par Françoise Vergès (2019) : ce système qui repose sur la force de travail de personnes racisées. Dixit Dayan, il s’agit pour ces hommes d’être des « guerriers », de protéger — Adel est policier comme d’autres « gens comme [lui] » sont vigiles, ou videurs. Son corps assujetti a vécu comme il est mort, “en service”, dans l’exercice de sa fonction de protection des corps blancs.
La dimension patriarcale de ce capitalisme racial, ainsi que son invisibilisation (Vergès, 2019), ne sont d’ailleurs pas en reste, dans cette série : épisode 18, la femme de ménage des Dayan (un personnage sans nom, mais avec un accent) apparaît furtivement, dans l’entrebâillure de la porte de la cuisine. Elle vient réclamer son mois au psy, qui, en l’absence de son épouse, ne sait ni combien ni comment la payer.
Finalement, la conclusion que Dayan apporte à la vie d’Adel Chibane rejoint ce qu’Adel en disait lui-même : « C’est à ça que je sers, moi : à vous permettre de vivre » (épisode 27). Et il s’avère que cette perspective n’est pas la seule que Dayan et « Chibane » partagent, à propos de la marche du monde.
La thérapie comme boy’s club : le monopole de la violence légitime
Dans cette série, la parole est monopolisée par le psy, présent à chaque épisode. Il parle tant que le comédien a eu recours à une oreillette, pour ne pas avoir à mémoriser son texte (Gavoille, 2021).
Au travers de ses prises de parole, Dayan se montre habitué à occuper l’espace et à adopter une position haute ; il ne doute jamais de la légitimité de son propos. Une posture caractéristique du boy’s club, cette arène masculine où se construit la virilité et où se perpétue l’exercice du pouvoir (Delvaux, 2019). Dans la culture de cet entre-soi masculin, la prise de parole est une prise de pouvoir — or la psychothérapie (particulièrement la psychanalyse, mise en scène ici) repose précisément sur la parole. La joute verbale chère au boy’s club se retrouve dans les séances avec Esther : entre querelles théoriques, coups bas et mauvaise foi, l’enjeu est une lutte de pouvoir — Dayan doit avoir le dernier mot, quitte à utiliser la violence. Avec les patient.e.s, l’expression du psy est plus doucereuse. Il n’empêche : Dayan pontifie volontiers — sur les émotions (épisode 2), sur Freud (épisode 7), ou par des généralisations, sous couvert d’un « nous /on » qui ne prend pas la peine de se situer (épisode 4). Il assène aussi ses interprétations comme des vérités (épisodes 16, 24, 27, 28, notamment). À Adel, il fait même cette saillie, boursouflée d’un « nous » de majesté, reprise dans la bande annonce de la série : « Vous connaissez l’adage qui consiste à dire que le client a toujours raison ? Nous avons tendance à penser que le patient a toujours tort ».
C’est avec la jeune Camille que les séances sont les moins conflictuelles : elle semble trouver son compte dans la posture paternante/paternaliste du psy à son égard. Dans les autres thérapies, en revanche, les échanges sont vifs, tendus, voire violents. Les patient·es regimbent souvent : « Avec vos théories, c’est impossible de se défendre : tout se retourne contre vous » (Ariane, épisode 11) ; « Commencez pas à me parler comme si j’étais un gamin » (Adel, épisode 22) ; « On n’est pas des rats de laboratoire » (Damien, épisode 19) ; « Peut-être que c’est vous que j’aimerais changer » (Léonora, épisode 24). Si les patient·es antagonisent ainsi les échanges, c’est précisément en réaction à la posture haute du psy. Comme le dit Charlotte à Esther (épisode 25) : « Voilà comment c’est, avec lui : il a toujours un coup d’avance pour vous expliquer ce que vous faites, et ça tourne toujours à son avantage ! (…) Il nous fait la leçon ! ». Ce à quoi Dayan répond, de manière éloquente : « Mais j’y peux rien ! C’est mon expérience d’analyste ! ».
Le psy dénie son attitude de surplomb, ainsi que la violence qu’elle représente. Dans cette même séance chez Esther, il explique que la violence ne vient pas de lui, mais d’ailleurs : « On n’a pas pris la mesure collectivement de ce qui s’est passé ici au moment des attentats…Nous sommes en guerre ». L’écho est saisissant, avec le « Nous sommes en guerre » d’Emmanuel Macron, décrétant le premier confinement du COVID, le 16 mars 2020. La série est diffusée un an après, en plein confinements et couvre-feux itératifs. Le tournage ayant précédé la déclaration présidentielle14, celle-ci ne peut pas avoir été une source d’inspiration. Alors, selon la formule consacrée, « toute ressemblance avec des personnages actuels ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence » ? La collusion souligne avec évidence que l’argument consistant à pointer une menace extérieure, afin de légitimer la violence que l’on produit soi-même, est vieux comme la masculinité hégémonique, dont il contribue à assoir la prééminence. Car derrière l’alibi du traumatisme des attentats, et sous couvert de psychologisation, c’est en réalité la légitimation de l’ordre établi par cette masculinité dominante qui constitue le fil rouge de la série.
Dayan considère en effet que si cela se passe mal, entre lui et son épouse, c’est « évidemment » parce qu’aujourd’hui « on antagonise tout » (épisode 25) :
Tout ce qui était simplement distinct ou différent est devenu conflictuel (…) : tous les rapports se sont tendus dans la société, et ça n’est que le début ! Si on n’y fait pas attention, bientôt ce sera la guerre partout : entre les riches et les pauvres, entre les ouvriers et les patrons, entre les noirs et les blancs, entre les parents et les enfants, entre les hommes et les femmes !
Aveugle à la place qu’il occupe sur l’échiquier social, Dayan paraît regretter un temps où la soi-disant paix entre les êtres tenait en fait à l’allégeance des dominé·es aux dominant·es. Aux yeux de la masculinité hégémonique, le violent, c’est toujours l’autre : Dayan ne perçoit pas que les antagonismes qu’il déplore sont précisément les réactions de résistance aux violences systémiques issues des privilèges dont il bénéficie, et dont découle la seule violence tenue pour légitime.
Sous couvert de « réclamer de la concorde », le discours de Dayan revient ainsi à « demander la conservation et légitimer les inégalités » (Bégaudeau, 2021). De fait, de nombreux éléments de la série plaident en faveur du maintien de l’ordre établi. Mais ces considérations sur le monde ne sont jamais assumées comme politiques. Dayan le dit clairement à Adel (épisode 7) : « Je préfère que ce qui vient du monde extérieur reste à la porte : ici, on travaille sur l’intérieur ». Pourtant, avec « Chibane », Dayan travaille plutôt sur (ou pour) le ministère de l’intérieur. Dans ses séances, Adel déploie en effet un discours ouvertement xénophobe et sécuritaire, dans lequel sa vision du monde s’avère très compatible avec celle de son psy.
La diatribe anti-Arabes d’Adel Chibane est récurrente, et d’une virulence inouïe. Par exemple (Mechaï ; 2021) :
Mon père disait tout le temps : « Voilà de quoi ils sont capables, les Arabes », « Les barbus ne négocient pas » (…) Il va y en avoir d’autres, des attaques, c’est pas fini. Ceux qui passent les frontières, qui s’entraînent au Pakistan, qui préparent des bombes dans les cuisines, ici, en France…On n’est pas prêts ! Pendant que les magistrats protègent les droits de ces fils de pute, il y a des gens en train de se battre en Irak et en Syrie…Ici on est que des putains d’impuissants.
Le caractère raciste de ces paroles est invisibilisé, puisqu’elles viennent d’un Arabe, « quelqu’un qui précisément “les” connaît » (Mechaï, 2021). Leur dimension raciste étant ainsi neutralisée, elles sonnent comme une nécessaire défense contre des agresseurs. Les stéréotypes islamophobes sont réservés à Dayan — mais lui non plus ne saurait être incriminé, puisque c’est un rêve qu’il raconte à Esther, quelques jours après le Bataclan (épisode 5) : « J’ai rêvé d’une grande boucherie de banlieue dans des Cités (…), avec ces types barbus en longue blouse blanche, en train de découper des montagnes de viande en tout petits morceaux, avec des grands couteaux ». La violence de la caricature se passe de commentaires.
Dayan et « Chibane » semblent ainsi se rejoindre sur un point : c’est la guerre, la civilisation est menacée par les barbares. Adel multiplie les saillies autoritaires et militaristes, pour finalement joindre le geste à la parole : il part combattre en Syrie « ces bâtards qui veulent nous détruire » (épisode 27). Protéger de l’intérieur cette prétendue civilisation contre la supposée barbarie ne lui suffit plus — autant « vider l’océan avec une petite cuiller ». Une fois de plus, sa mort conforte la barbarie de ceux qui « nous » menacent, et elle accrédite que la guerre est totale : ses victimes ne sont pas des militaires.
Ses funérailles enfoncent le clou sécuritaire de la série. La cérémonie présente les policiers sous un jour favorable, par une image non conventionnelle, qui prend le contre-pied du conservatisme. En entonnant « La mauvaise réputation » de Brassens, les collègues d’Adel passent pour de sympathiques anarchistes. Et ils véhiculent aussi l’idée qu’une grande injustice leur est faite : ils sont mal aimés, mal considérés, alors qu’ils assurent la protection du pays, au péril de leur vie. Cette séquence fait ainsi écho aux propos martiaux d’Adel, louant à Dayan la clairvoyance des forces de sécurité, concernant le danger qui guette (épisode 7) : « Un jour, ça va vous péter à la gueule et vous serez là, tout étonné de ne rien avoir vu venir ! D’ailleurs, ça a déjà commencé à vous péter à la gueule ! ». Comme Adel prévient Dayan, la série nous prévient : « Le monde, il va pas rester à la porte ». Et, en nous présentant cette aimable vision des forces de l’ordre, à l’enterrement d’Adel, elle semble nous dire : face à la menace, heureusement, la police garde la porte.
Conclusion
Avec ce personnage principal à la confluence des dominations systémiques, le succès d’En thérapie témoigne-t-il que le psy bénéficie de la « complaisance française » évoquée par Marine Turchi (2023) à propos de Gérard Depardieu ? Entre violences sexistes et sexuelles, culture du boy’s club, et connivence avec l’autoritarisme politique, les résonances entre ces deux contextes sont troublantes.
Autre « penchant tout français » identifié par une journaliste belge, à propos de cette série : celui du psy « qui incarne la figure de l’intellectuel » (Dupont, 2021). Le prestige de ce sachant rejoint le « mythe du génie », qui fait dire à Geneviève Sellier, dans Mediapart (Brethes, 2024) :
Le mythe du génie sert à masquer le fait que la domination masculine continue à s’exercer. Et le cinéma est un des derniers endroits où cette domination se manifeste sans être pointée du doigt. Elle est même légitimée et même valorisée. Ce système autorise à exercer un pouvoir discrétionnaire et à généraliser les abus de pouvoir.
Il se peut que la psychothérapie soit un autre endroit où de supposés génies jouissent impunément de leur aura.
L’ascendant de la parole du psy est d’autant plus problématique qu’elle s’appuie encore majoritairement, en France, sur des conceptualisations datées de plus d’un siècle, marquées du sceau de leur contexte d’origine. Comme le souligne Preciado (2020), la psychanalyse repose sur une « épistémologie [qui], loin d’être la représentation d’une réalité, est une machine performative qui produit et légitime un ordre politique et économique spécifique : le patriarcat hétéro-colonial » (pp. 67-68). Un aggiornamento radical est indispensable pour qu’émerge, en théorie et en pratique, une psychothérapie située. En thérapie comme ailleurs, « on ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (Lorde, 2003, p. 115).
Conflits d’intérêts