Les injustices épistémiques à l’ère du #MeToo : la décrédibilisation des personnes survivantes au profit du statu quo

  • Epistemic injustices in the #MeToo era: The decredibilization of survivors in favour of the status quo

Résumés

Malgré les avancées des dernières années propulsées par les dénonciations du mouvement #MeToo, les contrecoups se font ressentir et ne sont pas sans conséquence sur les personnes survivantes. À travers une analyse critique d’un reportage journalistique qui expose les « dérapages » du mouvement #MoiAussi, cet article examine les injustices épistémiques auxquelles les personnes survivantes de violences sexuelles peuvent être exposées. D’abord, l’article met en lumière comment l’ambivalence et le caractère émotionnel des femmes peut être utilisé pour discréditer la dénonciation, faisant état d’un cas typique d’injustice testimoniale. Ensuite, l’article relate les processus épistémiques qui sous-tendent l’intérêt des reportages médiatiques à s’intéresser aux « fausses dénonciations ». Enfin, l’article fait état des conséquences possibles de la publication de tels reportages sur les futures dénonciations et sur le bien-être des personnes survivantes. Cette réflexion critique s’inscrit dans une contribution théorique à l’analyse des violences épistémiques produites par les médias.

Despite the advances of recent years propelled by the testimonies of the #MeToo movement, the aftershocks are being felt and are not without consequences for survivors. Through a critical analysis of a journalistic report that exposes the "slippages" of the #MeToo movement, this article examines the epistemic injustices to which survivors of sexual violence may be exposed. First, the article highlights how women’s ambivalence and emotional character can be used to discredit their testimonies, reporting on a typical case of testimonial injustice. Next, the article recounts the epistemic processes underlying the interest of media reporting the "false testimonies". Finally, the article discusses the possible consequences of the publication of such reports on future testimonies and on the well-being of survivors. This critical reflection takes part in a theoretical contribution to the analysis of epistemic violence produced by the media.

Plan

Texte

Introduction

Proposition de lecture : avant de commencer la lecture de cet article, nous vous proposons de prendre connaissance du reportage qui est analysé afin de vous familiariser avec le sujet, si vous le désirez (ce n’est toutefois pas obligatoire à la lecture du présent texte). https://www.lapresse.ca/actualites/2022-11-16/l-affaire-julien-lacroix-deux-ans-plus-tard/des-cicatrices-et-des-regrets.php

Depuis quelques années au Québec et dans plusieurs pays à travers le monde (France, États-Unis, Belgique, Italie, etc.), nous sommes témoins d’une prise de parole publique concernant les dénonciations d’actes à caractère sexuel à l’égard des femmes et des personnes issues de la diversité de genre. Initiée par l’activiste noire Tarana Burke au début des années 2000, le mouvement #MoiAussi (#metoo) vise à dénoncer les violences sexuelles, et initialement dénoncer celles commises envers les femmes de couleur victimes d’agressions sexuelles (Michallon, 2018). Toutefois, le mouvement vise également à promouvoir le rétablissement et la guérison radicale des victimes et à provoquer une discussion collective sur la justice réparatrice (Michallon, 2018). En 2017, le mot-clic #MeToo est popularisé pour dénoncer les violences sexuelles dans le milieu hollywoodien, et il s’étend à travers plusieurs pays (Michallon, 2018). Plusieurs personnes utilisent le #MoiAussi pour dénoncer les violences sexuelles qu’elles ont vécues. Ce mouvement provoque donc de nombreuses discussions dans l’espace public.

Or, malgré les avancées propulsées par les dénonciations, le ressac se fait ressentir à plusieurs moments et n’est pas sans conséquence. Entre autres, le 16 novembre 2022, environ 2 ans depuis la dénonciation publique de neuf victimes envers un humoriste québécois connu, un reportage de La Presse (un média de grande taille au Québec) est publié et hautement médiatisé. Le titre « Des cicatrices et des regrets » (Hachey, 2022) fait référence aux témoignages de trois femmes1 qui regrettent d’avoir dénoncé l’humoriste sur la place publique. La position du reportage est claire : à propos du mouvement #MoiAussi, il est « crucial d’en exposer les limites, tout comme les risques de dérapage » (Hachey, 2022, p. 6). Le reportage fait état de plusieurs arguments qui sont souvent utilisés contre le mouvement #MoiAussi.

Le reportage pose des problèmes importants en matière de justice épistémique et contribue à la décrédibilisation des témoignages des victimes d’actes à caractères sexuels, et ainsi à la décrédibilisation du mouvement #MoiAussi.

Afin d’appuyer cette analyse, cet article fera dialoguer différents concepts du champ de la justice épistémique avec des extraits du reportage médiatique. L’injustice épistémique, telle que définie par Fricker (2007), fait référence aux processus épistémiques qui minent la crédibilité de certaines personnes, en fonction de leur appartenance à une catégorie sociale donnée. Ces processus peuvent être en lien avec le témoignage d’une personne qui n’est pas adéquatement cru dans son expérience (injustice testimoniale) ou une exclusion d’une personne ou d’un groupe de personnes de la production de connaissances (injustice herméneutique). Dans le cadre de cet article, nous utiliserons le concept d’injustice testimoniale (Fricker, 2007) pour aborder la décrédibilisation des femmes ayant témoigné dans le cadre de l’enquête journalistique. Ensuite, le concept d’excès de crédibilité attribué aux groupes non dominants (Davis, 2016) sera explicité afin de démontrer l’utilisation des « faux témoignages » pour décrédibiliser le mouvement #MoiAussi. Enfin, le concept d’étouffement testimonial de Dotson (2011) sera mis en lumière pour explorer les possibles conséquences de la publication de ce type de reportage sur la prise de position des potentielles victimes dans l’espace public.

L’utilisation de l’ambivalence des femmes face aux violences vécues pour décrédibiliser la dénonciation : un cas d’injustice testimoniale

Dans le reportage d’Hachey (2022), plusieurs extraits de témoignages sont présentés afin de démontrer le regret des femmes à avoir dénoncé leur agresseur lors du mouvement #MoiAussi. Le reportage relate d’ailleurs leur ambivalence face au mouvement de dénonciations et leur incertitude face aux agressions vécues :

[En relisant une citation d’une enquête médiatique précédente où la femme avait affirmé s’être fait agresser] Il m’a agressée sexuellement. [...] Je n’aime pas ce mot-là, tempère-t-elle, deux ans plus tard. Je ne suis pas fière de moi, je ne suis pas fière de ce soir-là, de l’avoir repoussé, de lui avoir dit « va-t’en », je ne suis pas fière de rien de ce qui s’est passé. (Hachey, 2022, p. 9)

Plus encore, le reportage fait état des conditions qui auraient pu influencer la dénonciation des femmes : le désir de vengeance, la toxicité de la relation entre la femme et l’agresseur, la pression à dénoncer et les conflits d’intérêts. Les témoignages des femmes sont mélangés à des phrases de l’autrice du reportage, ce qui amène un sentiment de confusion dans la lecture. L’extrait suivant permet d’illustrer ce mélange des voix narratives :

[Femme 2] a trop bien connu ce scénario. Pendant des années, elle s’est démenée pour inciter [Agresseur] à affronter ses démons. « Moi, mon problème, c’est que j’ai été en couple avec quelqu’un qui consommait. C’était ça, le plus gros problème » Bien sûr, l’alcool n’excuse rien. Mais on ne s’aide pas en balayant cette réalité sous le tapis. (Hachey, 2022, p. 18)

Outre l’usage de guillemets pour rapporter les propos directs de la femme, l’autrice du reportage semble utiliser des formulations peu claires, tel que le « on » impersonnel. S’agit-il des propos des femmes, ou d’une opinion que l’autrice tente de transmettre au lectorat ? Cette difficulté à identifier la position de l’autrice peut donner l’impression que ce sont des propos qui sont amenés par les femmes elles-mêmes.

En ce sens, les violences à caractère sexuel initialement dénoncées par les femmes semblent minimisées et décrédibilisées par le reportage. Même si les femmes elles-mêmes émettent des réserves face à leur agression, le reportage semble mettre en évidence leur ambivalence afin de remettre en question les actes d’agressions vécues et la dénonciation initiale à travers le #Moiaussi.

Rappelons d’abord qu’il est fréquent que les victimes d’actes à caractère sexuel soient en position d’ambivalence par rapport aux violences qu’elles ont vécu et dont elles ont témoigné. Rousseau et Bergeron (2021) mentionnent d’ailleurs que le discours ambivalent est courant face à la violence vécue. La victime peut normaliser les gestes de l’agresseur en faisant référence au contexte (l’intoxication de l’agresseur par exemple) ou encore minimiser les gestes afin que ceux-ci soient perçus comme étant banals. Plus spécifiquement, l’ambivalence peut resurgir dans le contexte de dénonciations judiciaires ou médiatiques. Selon des expertes en matière de violences sexuelles faites aux femmes : « L’ambivalence chez les victimes d’agressions sexuelles à la suite d’une dénonciation est tout à fait commune et répandue » (Clermont-Dion et Gagnon, 2022, p. 3). Les expertes mentionnent d’ailleurs qu’il est fort possible qu’une femme se questionne sur son statut de victime ou sur la nature des actes qu’elle a subis, même après une dénonciation. Faisant référence au reportage, ces expertes disent d’ailleurs :

Ici encore, l’article publié dans LaPresse est invoqué pour prétendre qu’un cheminement contradictoire dans l’identification des victimes serait chose suspecte. Cette idée véhicule un préjugé, dépeignant les victimes comme peu fiables et indignes de confiance. (Clermont-Dion et Gagnon, 2022, p. 4)

En effet, en exposant l’ambivalence des femmes, le reportage semble émettre un doute sur les actes d’agressions vécues, et dépeint les victimes comme étant peu crédibles. Par ailleurs, les témoignages des femmes ne sont pas contextualisés comme étant une réaction normale à une violence sexuelle. Le reportage semble s’appuyer sur cette ambivalence pour remettre en cause les actes dénoncés et montrer un autre côté à la médaille, soit celui de l’agresseur. Le reportage ne semble pas uniquement exposer le point de vue de ce dernier, mais semble plutôt tenter d’inverser les rôles en le dépeignant comme une victime à son tour :

Elle regrette, parce que son histoire compte parmi celles qui ont constitué un dossier à charge contre [Agresseur]. [...] Tout d’un coup, le gagnant de quatre Olivier, âgé de 27 ans à l’époque, a été retiré de l’affiche. Largué par son agence. Abandonné par ses amis. Conspué par le tribunal de Facebook, qui en a fait un violeur en série. Un monstre. La réalité est plus compliquée. (Hachey, 2022, p. 4)

Pour mieux comprendre les processus sous-jacents, nous proposons de nous intéresser à l’injustice testimoniale, telle que conceptualisée par Fricker (2007). Selon Fricker (2007), l’injustice testimoniale se produit lorsque un·e interlocuteur·trice n’est pas cru·e ou reconnu·e comme crédible en fonction de sa catégorie sociale. Son témoignage n’est pas cru et se voit attribuer un « déficit indu de crédibilité » (Fricker, 2007, p. 18) en raison de biais (souvent des préjugés liés à la catégorie sociale) chez son auditoire. Les biais à l’œuvre dans le reportage semblent être les suivants : les femmes du reportage ne sont pas crédibles en fonction de leur catégorie sociale, soit être une femme. Leur ambivalence face à leur dénonciation témoigne, selon ce média, d’une émotivité et du manque de rationalité. Cela fait référence à un préjugé souvent utilisé lorsqu’une femme s’exprime : les femmes sont trop émotives et irrationnelles. En effet, quelques extraits du reportage sous-entendent le caractère irrationnel des femmes et leur émotivité, ce qui rendrait les violences vécues alors comme moins crédibles : « Elle regrette aujourd’hui de ne pas avoir apporté une “touche de nuance” à son histoire » (Hachey, 2022, p. 10) ; « Elle regrette amèrement d’avoir pris part avec autant de zèle au mouvement de dénonciations » (p. 16) ; « [Femme 1] a présenté ses excuses à [Agresseur], elle aussi » (p. 32) ; « Elle regrette que [Agresseur] ait reçu des menaces » (p. 30).

En ce sens, les émotions vécues par les femmes face à leur témoignage (regret, ambivalence, doutes, zèle, vengeance, amour) semblent utilisées pour minimiser leur dénonciation initiale et leur rationalité face à ce qui se serait passé.

Plus encore, le reportage semble remettre en cause les violences vécues, en explicitant le contexte des agressions, tel qu’en témoigne l’extrait suivant : [en parlant d’une relation non consensuelle entre la victime et l’agresseur] « Au bout d’un moment [Femme 1] lui a demandé d’arrêter. Il ne l’a pas écoutée. Avant de partir, il lui a dit : “Arrête de pleurer, tu ne sais pas à quel point je t’aime” » (Hachey, 2022, p. 10). L’article relate par la suite, sans citer directement la femme : « Il l’a tout de suite appelée pour s’excuser ; il n’avait pas compris qu’il avait dépassé la limite de son ex-conjointe. Peut-être parce qu’il était soûl. Peut-être parce que ça n’était jamais arrivé, en six ans de vie commune » (p. 10).

Notons d’abord l’utilisation du « peut-être » et du vécu de l’agresseur qui sont présentés comme pertinent à l’histoire dénoncée initialement. En utilisant le contexte d’intoxication et la fréquence de l’agression, le reportage semble minimiser le viol conjugal initialement exprimé par la femme, qui témoigne dans le reportage de son ambivalence et de l’empathie qu’elle porte à son ex-conjoint. Il s’agit ici d’une forme plus subtile d’injustice testimoniale, soit le « gaslight » épistémique, comme conceptualisé par Ivy (2017). Ce concept renvoie au fait que l’auditoire émet ouvertement un doute sur les perceptions de la personne qui témoigne d’une expérience désagréable (ici, une agression). En effet, le reportage de La Presse émet ouvertement un doute envers la dénonciation et les violences initiales rapportées par les femmes. Comme le mentionnent Rousseau et Bergeron (2021), le contexte et la fréquence des actes sexuels sont rationalisés régulièrement par les victimes elles-mêmes pour concevoir l’acte comme plus acceptable. Cette rationalisation est d’ailleurs régulièrement renforcée par les normes sociales entourant les violences sexuelles. Par ailleurs, le reportage semble contribuer à ce doute en explicitant en détail le contexte et en contextualisant le vécu de l’agresseur comme une nuance de l’histoire. Cette utilisation des détails fait état d’une méconnaissance de la réalité des agressions sexuelles et pourrait renforcir l’ambivalence des femmes du reportage. En d’autres mots, le reportage semble s’adresser aux femmes en leur disant qu’elles ont raison de douter.

L’injustice testimoniale et, entre autres, le « gaslight » épistémique présents dans le témoignage font preuve d’une méconnaissance des réalités des victimes d’agressions sexuelles. En outre, ces phénomènes épistémiques risquent potentiellement d’aggraver le sentiment de doute des femmes qui font l’objet du reportage. Plus encore, cela pourrait contribuer à décrédibiliser les victimes d’agressions sexuelles en général, le reportage étalant l’ambivalence et le contexte (fréquence, intoxication, regrets de l’agresseur) comme facteurs importants à l’histoire pour considérer un témoignage comme étant plus ou moins crédible. Cela pourrait être ravageur pour l’état psychologique des victimes, surtout en temps de fragilité interne sur les perceptions d’un évènement traumatisant. D’ailleurs, il semble pertinent de creuser plus loin le choix de rapporter l’ambivalence et les « fausses » dénonciations dans un média à grand public et les processus qui sous-tendent cette publication.

S’intéresser aux « fausses » dénonciations pour décrédibiliser le mouvement #MoiAussi

Lors de la lecture du reportage, un passage a attiré notre attention :

Certaines dénonciatrices maintiennent leurs témoignages et estiment que l’humoriste a mérité son sort. Nous ne remettons pas leur parole en doute. Mais il faut aussi entendre les femmes qui affirment, deux ans plus tard, que si c’était à refaire, elles feraient les choses autrement. Leur parole est tout aussi valide et importante. (Hachey, 2022, p. 6)

Par l’utilisation de ces « témoignages à refaire », le reportage semble donner un excès de crédibilité aux femmes qui ne croient plus au mouvement #MoiAussi. Le concept de Davis (2016) d’excès de crédibilité attribué aux groupes non dominants (les femmes) semble utile pour comprendre la décrédibilisation du mouvement #MoiAussi.

Davis (2016) explique qu’un excès de crédibilité peut être attribué aux groupes marginalisés lorsque les membres de ce groupe correspondent aux stéréotypes « positifs » de la conception dominante. L’« excès » de crédibilité s’inscrit surtout dans le fait qu’on attribue plus de poids au témoignage lorsqu’il correspond au stéréotype positif. Or, il s’agit d’une injustice épistémique puisque la personne est seulement consultée lorsqu’elle correspond à ce qu’on attend d’elle, et celle-ci ne doit pas déroger des attentes stéréotypées du groupe dominant (Davis, 2016).

Le lien que nous tentons de démontrer ici est l’excès de crédibilité donné au témoignage de ces femmes qui correspondent au stéréotype positif d’une « bonne victime empathique » et d’une « bonne femme ». D’une part, les femmes présentées dans le reportage correspondent à ce qu’on attend d’une victime d’actes à caractère sexuel : celles-ci devraient éprouver de l’empathie envers leur agresseur, être dans les nuances, et revaloriser le système judiciaire à l’issue de leur expérience avec le #MoiAussi : « L’une d’elles, estimant qu’elle serait mal servie par le système de justice traditionnel, ressort encore “plus fragilisée” de son expérience » (Hachey, 2022, p. 5). Les femmes citées dans l’article remettent en question le mouvement #MoiAussi et la culture de l’annulation (« cancel culture » en anglais). De ce fait, elles agissent en tant que « bonnes victimes » et correspondent à ce que le groupe dominant attend des femmes en ce qui concerne les violences sexuelles. Elles remettent même en question leur statut de victime. Plus encore, on attribue un excès de crédibilité à ces témoignages en concentrant le reportage sur trois témoignages au détriment de ce que plusieurs victimes de violence tentent d’exprimer par le mouvement #MoiAussi. L’injustice épistémique est donc présente : on consulte ces femmes et on leur donne une grande tribune puisqu’elles correspondent à ce qu’on attend d’elles. Les femmes qui regrettent leur dénonciation via ce mouvement et qui en exposent les dérives et les conséquences sont récompensées. Ce sont des femmes qui ont, elles aussi, cru au mouvement par le passé. Elles correspondent aux attentes d’une femme qui utiliserait le #MoiAussi et qui en réaliserait les conséquences. Nous devrions donc davantage les croire sur les dérives de la dénonciation.

Or, ce qui est d’autant plus pertinent à notre sens (et aussi abordé par Davis (2016)) est le fait qu’une personne peut, dans une même situation, se voir attribuer un excès de crédibilité et un manque de crédibilité sur d’autres aspects. En effet, le groupe dominant (ici représenté par le reportage médiatique) attribue un excès de crédibilité sur ce qui correspond au préjugé positif, mais ne s’intéresse pas à ce qui ne correspond pas à celui-ci. Ici, on voit que les femmes qui témoignent sont crédibles sur leur expérience du mouvement #MoiAussi, sur leur expérience de femmes qui regrettent d’avoir dénoncé leur agresseur et sur leur statut ambivalent de « victime ». Toutefois, comme il a été mentionné plus haut, les femmes interrogées vivent également de l’injustice testimoniale. Parce qu’elles sont des femmes, on remet en question leur témoignage initial, et la réelle présence de violence sexuelle. Les stéréotypes négatifs envers l’émotionalité des femmes sont utilisés afin de décrédibiliser les parties de leur témoignage initial, et donc de seulement rendre crédible ce qui est attendu d’elles. Il semble ainsi y avoir une certaine sélectivité des parties des témoignages qui correspondent aux attentes du groupe dominant en ce sens.

Afin d’apporter plus de profondeur à notre analyse, nous aimerions démontrer que l’utilisation de ces trois témoignages pour dévaloriser le mouvement #MoiAussi semble aussi s’ancrer dans une tentative de sabotage herméneutique. À ce sujet, Fricker (2007) définit l’injustice herméneutique comme un type d’injustice épistémique qui réfère à un déficit indu d’intelligibilité (ou déficit indu de « compréhension »). En effet, cela se produit lorsqu’une personne n’est pas comprise ou a de la difficulté à faire sens de son expérience en raison d’un manque d’adoption et de création de ressources conceptuelles alternatives dans la culture dominante (Fricker, 2007).

Dans le cas présent, nous pourrions dire que l’utilisation du mouvement #MoiAussi pour dénoncer les violences sexuelles est une ressource alternative au paradigme dominant qui s’appuie davantage sur la justice traditionnelle. L’utilisation de #MoiAussi pour responsabiliser les agresseurs tente de s’inscrire comme une méthode alternative afin que les victimes reprennent du pouvoir sur leur vécu. Toutefois, dans le reportage d’Hachey, cette méthode alternative visant à dénoncer les violences sexuelles est incomprise, voire réprimée. Le « régime » dominant de justice traditionnelle, qui a été nommé comme injuste et qui ne correspond pas aux besoins des victimes, semble défendu par les groupes dominants au détriment du mouvement #MoiAussi. De ce fait, il semble s’agir d’une tentative de sabotage herméneutique. George et Goguen (2021) définissent le sabotage herméneutique comme suit : « […] les défendeurs d’un régime herméneutique établi et injuste travaillent activement pour discréditer et saboter une libération herméneutique » [traduction libre) (p. 1). Dans le cas présent, le mouvement #MoiAussi est une tentative de libération herméneutique pour créer des ressources conceptuelles alternatives pour l’agentivité des victimes de violences sexuelles.

Toutefois, le reportage d’Hachey est un exemple d’une tentative de décrédibilisation du mouvement par l’exposition de femmes qui regrettent leur dénonciation, qui remettent en question les objectifs du mouvement #MoiAussi et qui dénoncent une culture de l’annulation reliée à ce mouvement. D’ailleurs, George et Goguen expliquent que le fait de démontrer un portrait « alarmant » de la situation, en exposant par exemple les conséquences du mouvement #MoiAussi sur les femmes qui dénoncent, est une technique régulièrement utilisée pour faire répression sur une tentative d’émancipation herméneutique. Plus encore, les histoires personnelles ou les « cas exceptionnels » sont souvent utilisés pour « délégitimiser ou mettre une suspicion sur les tentatives d’émancipations herméneutiques » [traduction libre] (George et Goguen, 2021, p. 15). Alors, l’histoire personnelle des trois femmes semble être utilisée de manière à décrédibiliser le mouvement #MoiAussi dans son ensemble.

Enfin, l’extrait du reportage utilisé au début de ce texte fait état d’une phrase qui illustre bien le phénomène d’excès de crédibilité : (en parlant des femmes qui regrettent leur dénonciation) « Leur parole est tout aussi valide et importante » (p. 6). Il semble ici que l’autrice fait une erreur d’attribution du bon poids épistémique aux témoignages. En effet, nous pensons que l’excès de crédibilité et le sabotage herméneutique ainsi que les autres injustices épistémiques mentionnées plus haut prennent racine dans l’attribution inadéquate de poids épistémique des témoignages des trois femmes « équivalents » aux autres témoignages des autres victimes. Comme il a été mentionné plus haut, dans le cadre de cette situation, neuf victimes ont pris la parole publiquement pour dénoncer un agresseur qui était, lui aussi, dans la sphère publique. Le reportage d’Hachey se base sur le témoignage de trois femmes qui sont ambivalentes face à leur dénonciation, en disant que leur parole est aussi importante que celles qui ne regrettent pas leur témoignage.

Or, comme l’explique Ivy (2017), la perception dominante d’une situation se voit souvent attribuer une plus grande importance pour comprendre le monde. Dans ce cas, les trois femmes sont ambivalentes : elles ne se reconnaissent pas comme victimes d’agressions sexuelles et évoquent des doutes face aux évènements qui se sont produits. Pourtant, le reportage attribue un poids équivalent à leur témoignage comparativement à ceux des victimes qui n’émettent pas de doutes. En ce sens, Ivy argumente que les personnes qui perçoivent une agression ou du harcèlement doivent se voir attribuer un poids épistémique plus grand sur leur compréhension du monde. Dans ce cas, il serait donc plus pertinent de se pencher sur les connaissances des femmes qui se reconnaissent comme victimes de violences sexuelles pour comprendre le mouvement #MoiAussi2 et ses fonctions. Celles-ci sont mieux situées pour comprendre en profondeur et en complexité leur situation au sein du mouvement #MoiAussi. Autrement, il s’agit d’une erreur d’attribution de poids épistémique.

Les dérapages possibles : l’étouffement du témoignage des victimes de violences sexuelles

Enfin, outre la décrédibilisation des témoignages des victimes et du mouvement #MoiAussi par des procédés épistémiques injustes, il semble pertinent de se pencher sur les conséquences alarmantes de la publication d’un tel reportage sur les futures dénonciations. D’une part, comme il a été mentionné plus haut, le reportage expose les conséquences du processus de dénonciation publique dans le cadre du #MoiAussi sur les femmes consultées. Or, pour les personnes lectrices, la compréhension est détournée vers les conséquences des dénonciations plutôt que sur les conséquences d’être victime de violences sexuelles. En effet, le reportage se termine avec le paragraphe suivant en gras :

On lui avait pourtant vendu ça comme une sorte de justice réparatrice, dans un monde où la justice traditionnelle sert mal les victimes de violences sexuelles. Au contraire [Femme 1] sort de son expérience « fragilisée ». (Hachey, 2022, p. 34)

Ici, l’autrice du reportage expose les conséquences de l’utilisation d’un processus non judiciarisé pour dénoncer les violences sexuelles en utilisant le #MoiAussi. Les objectifs du mouvement #MoiAussi sont donc mis à mal, ceux-ci étant relatés comme de faux espoirs, voire même une perception irréelle du changement : « Elle croyait prendre part “à un mouvement qui allait fortement ébranler la société, changer des trucs”. Mais ça n’a rien changé du tout, regrette-t-elle » (Hachey, 2022, p. 33). En résumé, l’article explique que le mouvement fragilise les victimes, et tient les promesses, jugées peu appliquées, d’une société plus juste. L’utilisation de ces arguments n’est pas anodine. Elle semble viser à décourager les victimes de dénoncer, en utilisant la peur, les regrets et les objectifs non atteints pour exposer les « dérives » d’une possible dénonciation dans l’espace public. Ces arguments mènent à croire que certaines victimes pourraient ne pas vouloir dénoncer, à moins d’être certaines de ne pas exprimer d’ambivalence, de regret ou d’empathie envers leur agresseur. Plus encore, par la dévalorisation du mouvement, les victimes pourraient perdre espoir dans les possibles avancés du #MoiAussi.

De ce fait, il semble que ces possibles dérives fassent écho au concept de silenciation et d’étouffement de Dotson. En effet, celui-ci définit le concept d’étouffement testimonial (testimonial smothering, en anglais) comme suit : « la troncation de son propre témoignage pour assurer que le témoignage contienne uniquement du contenu pour lequel l’auditoire est compétent » [traduction libre] (Doston, 2011, p. 244). En d’autres mots, une victime modifierait son témoignage ou témoignerait seulement dans certaines conditions afin de s’assurer que son auditoire (ici, le public) reçoive son témoignage de la « bonne manière ». Comme l’explique Dotson, lorsqu’il y a étouffement testimonial, le contenu du témoignage est perçu par la personne interlocutrice (ici, les victimes) comme « risqué et dangereux » (2011, p. 244).

Il est possible, notamment, que plusieurs victimes perçoivent les dénonciations à travers le #MoiAussi comme étant trop risquées. Plus encore, il est fort possible de ne pas être compris par son auditoire à travers ce canal de témoignage, tel que le démontre le reportage de Hachey. Or, le « #metoo est né en marge d’un système de justice qui n’est pas toujours conçu en fonction des besoins des victimes » (Clermont-Dion & Gagnon, 2022, p. 4). En effet, le mouvement #MoiAussi est une réponse à un canal de dénonciation (le système judiciaire) qui est mésadapté aux besoins des victimes (être crédible, être reconnue dans son expérience, recevoir une forme de réparation). Toutefois, le reportage publié relate la fragilisation des victimes et fait part de doutes et du manque de crédibilité des victimes utilisant le #MoiAussi. Ce canal de communication s’en retrouve alors affecté. Les victimes pourraient alors percevoir le mouvement comme également mésadapté à leurs besoins. Plus encore, le contenu exprimé par le #MoiAussi étant remis en doute, les victimes pourraient identifier ce canal de communication comme une mauvaise condition pour témoigner.

En somme, en réponse à un tel reportage qui remet en question les objectifs du mouvement #MeToo et la crédibilité des dénonciations, il semble fort possible que certaines victimes utilisent le #MoiAussi avec grandes précautions. Plus encore, comme l’indique Dotson (2011), il est possible que la victime n’ose plus parler du sujet (par exemple : parler de violences sexuelles sur la place publique) ce qui cause un plus grand étouffement testimonial, soit une autocensure des personnes ayant vécu des violences sexuelles. La question suivante est alarmante : si les victimes ne croient plus au système de justice ni au mouvement #MoiAussi pour être crédibles, où vont-elles pouvoir témoigner pour être entendues ?

Conclusion et pistes de réflexion pour le futur du mouvement #MoiAussi

Pour conclure, le reportage publié par Hachey fait état de plusieurs injustices épistémiques qui ne sont pas sans conséquence sur la crédibilité des victimes de violences sexuelles et du mouvement #MoiAussi. D’abord, l’utilisation de l’émotionalité des femmes du reportage vise à décrédibiliser leur dénonciation initiale et fait état d’une injustice testimoniale importante. Ensuite, l’excès de crédibilité attribué aux témoignages de ces trois femmes et le sabotage herméneutique envers le mouvement #MoiAussi font référence à une attribution inadéquate de poids épistémique aux victimes sur le mouvement #MoiAussi. Enfin, la publication d’un tel reportage qui expose les fragilités des femmes témoignant et les « dérives » du mouvement #MoiAussi pourrait provoquer un étouffement testimonial des futures victimes de violences sexuelles, et une silenciation de cette manière de s’exprimer.

Nous tenons à rappeler qu’il ne semble pas pertinent d’attribuer ces erreurs épistémiques uniquement à l’autrice de reportage. Il semble nécessaire d’aller plus loin en requestionnant la conception dominante face au mouvement #MoiAussi. À l’avenir, il pourrait être pertinent de réfléchir à l’acceptation de publication de tels reportages dans les médias populaires. Il semblerait primordial, afin de réduire les possibles dérives de la publication d’un tel objet médiatique, de favoriser la publication d’articles et de reportages qui sont produits par et pour les victimes de violences sexuelles. À la suite de la publication de ce reportage, plusieurs victimes se sont prononcées sur le sujet. Afin d’assurer une posture d’humilité épistémique, il serait primordial de valoriser ces prises de paroles. Plus encore, une prise de conscience collective sur la nécessité de revoir le système de justice traditionnel serait de mise afin de répondre aux besoins criants des personnes survivantes.

Enfin, nous tenons à citer Kharoll-Ann Souffrant, chercheuse, femme d’origine haïtienne et survivante de violences sexuelles qui s’est penchée sur la question. En parlant des fausses croyances par rapport au mouvement #MoiAussi et aux violences sexuelles, elle écrit la phrase suivante : « Croire que les survivantes bénéficient d’un véritable privilège de dénoncer, c’est persister dans le déni. Le déni de l’ampleur de ce fléau, cette pandémie fantôme qui empoisonne nos institutions et nos vies » (Souffrant, 2022, p. 60). Nous devrions donc arrêter de croire que la dénonciation par le mouvement #MoiAussi est une avenue « facile » pour les survivantes. Au contraire, Kharoll-Ann Souffrant propose une véritable considération vis à vis des paroles des survivantes :

Le mouvement #MeToo a fait la démonstration de la prévalence des violences sexuelles dans nos sociétés. Faisons en sorte que chaque victime de violences sexuelles puisse reconnaître la violence vécue, la nommer et se libérer de sa honte et de celle projetée sur elle [...] Donnons-nous la possibilité de faire mieux, individuellement et collectivement, plutôt que de parler d’un soi-disant privilège de dénoncer. (Souffrant, 2022, p. 114)

Conflits d’intérêts

Aucun conflit d'intérêt déclaré.

Bibliographie

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Fricker, M. (2007). Epistemic Injustice. Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/acprof:oso/9780198237907.001.0001

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Souffrant, K.-A. Le privilège de dénoncer - Justice pour toutes les victimes de violences sexuelles. Les éditions du remue-ménage.

Notes

1 Concernant la terminologie, nous avons préféré utiliser un terme neutre pour identifier les femmes du reportage, celles-ci étant ambivalentes face à leur statut de victime. Celles-ci sont numérotées plus tard dans le texte pour identifier à quel témoignage nous faisons référence, sans utiliser leur prénom. Lorsque nous ferons référence à la réalité des victimes d’actes à caractère sexuel de manière plus générale nous utiliserons le terme « victime ». Vers la fin du texte, nous utiliserons le terme « survivante » afin de mettre en lumière la réappropriation du pouvoir et la résilience. Retour au texte

2 Nous ne voulons en aucun cas transmettre l’idée que les femmes du reportage ne méritent pas d’être entendues puisqu’elles sont ambivalentes envers leur histoire d’agression et leur dénonciation. Tel que mentionné précédemment, ce parcours est fréquent et tout à fait normal en réaction à une violence sexuelle (Rousseau et Bergeron, 2021). Dans le présent cas, nous argumentons plutôt sur le choix du reportage d’exposer ces témoignages pour comprendre le mouvement #MoiAussi et ses supposées « dérives » alors que ces femmes ne semblent pas se reconnaître comme ayant vécu des violences sexuelles. Retour au texte

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Référence électronique

Éloïse St-Denis, « Les injustices épistémiques à l’ère du #MeToo : la décrédibilisation des personnes survivantes au profit du statu quo », Psychologies, Genre et Société [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 14 décembre 2024, consulté le 22 décembre 2024. URL : https://www.psygenresociete.org/461

Auteur·ice

Éloïse St-Denis

Éloïse St-Denis (pronom : elle) est candidate au doctorat en psychologie communautaire (Ph.D/Psy.D) à l’Université du Québec à Montréal. Elle est blanche, née au Québec, issue d’une classe moyenne et s’identifie comme femme queer. Sa thèse porte sur les dynamiques de pouvoir au sein des regroupements militants féministes. Plus globalement, elle s’intéresse aux injustices épistémiques, aux dynamiques intragroupes et aux luttes sociales. Elle est également stagiaire en psychologie clinique et s’intéresse dans sa pratique aux liens possibles entre la santé mentale, les normes sociales et la politique.

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