Qui je suis ? D’où je parle ?
Je suis en doctorat de psychologie sociale, et au moment où j’écris ce texte, j’en suis à ma huitième année d’études dans le milieu universitaire depuis que j’ai obtenu mon bac. À côté de ça, je suis un mec cis, bisexuel et racisé. Je me définis personnellement comme noir, mais on pourrait me percevoir comme « métisse » dans la société. Je suis neurotypique et physiquement valide. J’ai des papiers de nationalité française, j’ai eu pas mal de galères d’argent durant mes études et même si mes parents sont propriétaires de leur maison, iels sont parfois sans trop de moula à la fin du mois. En ce qui concerne mes affiliations, je suis proche des milieux queers, anti-oppressifs, et anarchistes et je suis pas mal inspiré par l’antiracisme même si je galère à trouver une telle communauté vers laquelle me rapprocher pour parler de cette identité au niveau personnel.
Si je ne suis pas neutre, elleux non-plus !
Voilà globalement d’où je me situe pour parler et écrire ce texte. Je dis tout ça parce que, comme un paquet de genTEs, je suis convaincu que la place que l’on occupe dans la société et toute notre socialisation (nos expériences antérieures, nos appartenances groupales, nos identités, notre passing, nos conditions matérielles de vie en termes d’argent, d’habitat géographique, de ville…) déterminent en grande partie nos idées, pensées, actions et comportements. Or, la recherche en psychologie est menée presque exclusivement par des groupes sociaux qui jouissent de hauts statuts et accumulent pas mal de privilèges. En fait, j’ai toujours été étonné de la force que les genTEs de ma discipline investissent pour faire croire que la psycho sociale est neutre, méthodologiquement et moralement. Sauf que même si ces chercheurSEs pensent adopter une démarche neutre dans l’élaboration du savoir scientifique, iels développent en réalités des théories et des méthodologies situées, largement influencées par l’idéologie dominante.
En proposant que toute pensée est nécessairement dépendante de la position d’un individu dans la société et des rapports de domination, l’approche située contredit l’apparente neutralité scientifique. Elle permet alors de s’attaquer aux rapports de pouvoirs et aux connaissances scientifiques qui apparaissent comme normatives. Voilà globalement pourquoi j’ai souhaité débuter mon texte en précisant mon positionnement et d’où je parle. Le hic, c’est qu’assumer sa positionnalité en psychologie sociale — alors même que l’un des postulats principaux de cette discipline propose que les cognitions et comportements humains sont dépendants de dynamiques sociales et culturelles — expose les chercheurSEs subissant les rapports de domination à des processus subtils de silenciation, de délégitimation, ainsi qu’à des critiques régulières d’un point de vue considéré « trop subjectif ». Afin d’illustrer ces aspects, les réflexions de ce texte sont accompagnées d’un témoignage personnel montrant les traitements différenciés auxquels sont exposées les minorités dans le processus de recherche.
Qui est écrasé par le système et qui ne l’est pas ?
Les dominations sont bien réelles dans la société et j’invite quiconque en doute à revenir lire ce texte seulement une fois qu’iel en sera convaincuE. Or, les rapports structurels de dominations qui régissent nos sociétés façonnent les expériences de vie des personnes qui partagent le même groupe ou des caractéristiques similaires. Avec les personnes qui me ressemblent, on partage des expériences de discriminations, de violences ou de micro-agressions qui nous sont spécifiques et que d’autres personnes n’ont jamais personnellement vécues. En tant qu’homme noir par exemple, je ne passe pas inaperçu aux yeux des vigiles quand j’entre dans un magasin. Malheureusement, je ne suis pas le seul mec racisé à subir ce profilage racial. Au contraire, les personnes avec un passing majoritairement blanc sont moins inquiétées dans ce type de situation et disposent d’un privilège qui limite drastiquement la surveillance. Sans dire que ces personnes blanches n’ont jamais été victimes d’une surveillance accrue de la part des vigiles (puisque d’autres caractéristiques telles que l’âge ou le milieu social interagissent avec la race), elles y sont toutefois moins exposées. Dans cette situation, la race est alors une caractéristique qui détermine fortement qui est concernéE par la surveillance accrue et qui ne l’est pas. De manière identique, le genre détermine qui est majoritairement concernéE par les violences sexistes et sexuelles, tout comme le statut d’immigration détermine qui est concernéE par le mépris institutionnel et qui ne l’est pas. Quand j’utilise le terme « concernéE », je fais référence aux personnes qui subissent couramment le système oppressif dans une situation particulière. Les personnes concernéEs sont susceptibles de s’identifier à des vécus communs puisqu’elles partagent les mêmes expériences d’oppressions. Or, les situations et vécus partagés peuvent amener ces personnes à développer un prisme de vision du monde qui leur est relativement similaire, mais qui diffère des personnes qui ne subissent pas les oppressions systémiques. De leur côté, les personnes non-concernéEs disposent souvent du privilège de ne même pas se rendre compte du système de domination puisqu’iels n’en subissent pas les violences quotidiennes.
De quoi je parle ?
Dans ce texte, avec une perspective de personne non-blanche, je tente de questionner la manière dont des chercheurSEs non-concernéEs étudient des phénomènes sociaux qui sont à mille lieues de leurs expériences de vies. L’idée que je soutiens ici, c’est que lorsque des chercheurSEs étudient de manière décontextualisée des phénomènes sociaux qui ne les ont jamais directement concernéEs et qu’iels n’ont jamais ressentis dans leur propre chair, iels proposent souvent des théories qui sont très éloignées des vécus des concernéEs. De cette façon, sans même s’en rendre compte, ces chercheurSEs capitalisent sur les ressentis des concernéEs et proposent des implications à leurs recherches avec des effets potentiellement néfastes pour celleux qui subissent les oppressions. Mais avant de réaliser cette critique de l’étude de phénomènes sociaux par des chercheurSEs privilégiéEs non-concernéEs, je souhaite aborder brièvement les mécanismes par lesquels la psychologie sociale est susceptible d’influencer le réel ou de légitimer certains rapports de domination.
Quand les psys sociaux légitiment les oppressions
En fait, je pense que la science est l’un des plus gros outils de légitimation de la domination aujourd’hui. Tout comme la religion chrétienne a largement participé à la justification de nombreux massacres et de la colonisation, la science psychologique est un système de pensée qui participe aujourd’hui à faire advenir et légitimer une réalité propre aux dominantEs. Les psychologues sociaux par exemple, loin d’adopter systématiquement une perspective critique, participent régulièrement à la légitimation du système oppressif. Prenons l’exemple des chercheurSEs travaillant sur la Palestine. Face à l’implication des états occidentaux dans la création d’Israël et les relations privilégiées que ces nations entretiennent, les collaborations scientifiques montées entre l’occident et le Moyen-Orient impliquent majoritairement des chercheurSEs israelienNEs et délaissent les chercheurSEs palestinienNEs. Je ne m’arrêterai pas ici sur le fait que les chercheurSEs occidentaux exploitent de telle collaborations scientifiques uniquement pour tester leurs modèles théoriques sans toutefois se soucier réellement du bien-être des populations, puisque cette thématique est abordée plus tard dans le texte. Par contre, ce qui fout vénère la haine, c’est de voir que lorsque ces chercheurSEs occidentaux pondent des articles scientifiques sur la Palestine, iels parlent quasi systématiquement d’un « conflit Israël-Palestine ». Et alors là, tout un paquet de théories sont balancées sur l’hypothèse de contact, sur la réduction des préjugés, sur la prise de perspective … sans jamais parler du colonialisme israélien (soutenu par les empires occidentaux) responsable d’une large asymétrie de pouvoir entre les deux pays. En parlant uniquement de « conflit » et en mettant ces deux pays sur un pied d’égalité, les psychologues sociaux non-concernéEs nient les rapports de dominations et les oppressions systémiques que subissent les palestinienNEs. Sans même s’en rendre compte, leurs travaux participent alors à diffuser une vision de la réalité qui gomme le colonialisme israélien et qui légitime les humiliations, l’enfermement, les expropriations et les massacres des palestinienNEs. Sauf que lorsque l’on écoute les concernéEs (j’entends par là les palestinienNEs qui subissent les oppressions et non les israëlienNEs qui en bénéficient), iels utilisent les termes « d’occupation » ou de « colonisation » pour décrire leur situation. Du coup, dans les articles des concernéEs, la perspective adoptée est de mettre fin à l’occupation, et non uniquement de tester un modèle théorique lié au conflit ou à la réduction des préjugés à l’égard des oppresseurs.
Le problème, c’est qu’on ne manque pas d’autres exemples dans lesquelles la meilleure compréhension du comportement humain soutient en réalité davantage les rapports de domination qu’elle ne participe à les abolir. La psycho sociale étudie les catastrophes naturelles sous prétexte de protéger les populations, mais ces recherches sont en réalités commanditées par les compagnies d’assurances désireuses de limiter leurs dépenses. On s’intéresse aux aires cérébrales spécialisées dans le traitement des visages, mais les connaissances développées sont utilisées pour renforcer les algorithmes de reconnaissance faciale qui participent à l’enfermement des minorités. On tente de comprendre les erreurs médicales ou de diagnostic pour améliorer le bien-être, mais il est important de ne pas oublier que la médecine est une science sexiste et coloniale qui enferme les personnes non-conformes, qui asservie et dénigre les cultures médicinales indigènes, qui exploite et exproprie les plantes, les terres et les habitantEs en asséchant les territoires pour y cultiver des produits de synthèse.
Quand les institutions kiffent les psys sociaux
De plus, je pense que le but de tout système de pensée (qu’il soit personnel ou partagé) est de faire advenir une certaine réalité. Alors que tous les systèmes de pensée sont intrinsèquement situés et dépendant du contexte socio-historique, le même crédit n’est pas attribué à tous les systèmes de pensée selon que les croyances qu’il développe sont en phase ou non avec la pensée dominante et majoritaire. Ainsi, puisque les États-nations, à minima occidentaux, accordent une confiance plus qu’importante à la puissance de la rationalité, ceux-ci sont alors très friands des disciplines scientifiques comme la psycho, qui édictent des règles rationnelles, claires et universelles du fonctionnement du monde, des humainEs et des groupes. Quand la psychologie génère des connaissances soi-disant neutres et universelles alors qu’au contraire ces connaissances sont pleinement situées, l’État et les institutions — par les moyens déployés — ont ensuite la possibilité de concrétiser ces croyances. En fait, lorsque certaines idées ne correspondent pas encore à une réalité matérielle tangible mais que les genTEs se mettent d’accord sur certaines croyances, iels ont le pouvoir de faire advenir ces croyances. C’est ce qu’il se passe lorsque des savoirs, qui sont pleinement situés et développés par les privilégiéEs, sont soutenus par les institutions et que cela participe à modifier la réalité. Ainsi, lorsque les scientifiques catégorisent certaines sexualités comme déviantes, iels ne décrivent pas la réalité. Iels créent une croyance légitimant l’enfermement des queers. Toutes les institutions (hôpitaux, tribunaux, écoles, prisons, entreprises privées …) mettent ensuite la main à la patte pour faire advenir cette réalité élaborée par les scientifiques, dépendamment de leur prisme de vision. C’est le même procédé qui agit lorsque des recherches affirment que différentes races biologiques existent au sein de l’espèce humaine ou que les classes populaires sont dangereuses. Et je pense qu’il existe une quantité énorme d’exemples dans lesquels les institutions se basent sur des croyances, pleinement situées et développées par des psychologues dans une tour d’ivoire, pour modifier la réalité. Puisque les psychologues sociaux s’éloignent rarement de la pensée dominante, les connaissances situées qu’iels développent participent régulièrement à légitimer le réel. Or, ces justifications du système permettent d’accorder toujours plus de privilèges aux dominantEs tout en méprisant, en exploitant, en enfermant les non-conformes ou les minorités.
La science est un système de pensée comme un autre, mais un système de pensée qui a un pouvoir de nuisance énorme dans le monde dans lequel on vit. Notamment parce qu’on accorde un crédit important à ce système de pensée, mais aussi parce que les croyances que la science développe participent largement à la légitimation et la perpétuation des rapports de dominations. Or la légitimation des dominations est d’autant plus renforcée lorsque la parole scientifique est monopolisée par des groupes non représentatifs de la diversité des humainEs.
Au milieu des dominant·e·s
Dans ma discipline à minima, plus on monte dans les échelons universitaires, plus on se rend compte que la psychologie sociale n’est globalement théorisée que par des personnes privilégiées. Beaucoup n’ont jamais eu de problèmes d’argent de leur vie ; la plupart sont des mecs ; une proportion hyper importante d’hétéros, de personnes cisgenres, blanches, valides, neurotypiques… Du coup, quand tu ne possèdes pas tous les bons critères dans ce milieu, bah t’as vraiment l’impression de ne pas y être à ta place. En fait, il y a un moment où on capte que les gens autour de nous et les théories qu’on apprend ne nous ressemblent pas. En vrai on est nombreuxes à se sentir isolées dans le milieu académique. Nombreuxes à se sentir méprisées par certaines recherches. Pourquoi en tant que noir ça me fait souvent bizarre d’assister à des conférences où il n’y a que des blancs ? Pourquoi trop de potes meufs ou assignées disent qu’elles ont des difficultés à prendre la parole lors de réunions scientifiques ? Dans ces situations, on ressent toujours des trucs bizarres. Des mélanges de gêne, de frustration, voire de colère. Sauf qu’on n’est pas toujours capables de mettre des mots dessus. Parce que le système est balaise pour nous isoler et nous faire penser que ces ressentis sont des problèmes individuels. Pour nous insuffler l’idée que le problème vient uniquement de nous et qu’il faudrait qu’on apprenne à gérer un peu mieux nos émotions. Sauf qu’en réalité, tous ces ressentis sont toujours partagés, situés, dépendant de la place de chacunE dans le monde et des dynamiques de domination et d’oppression.
La domination elle s’ancre dans nos corps avant qu’on ne parvienne à mettre des mots dessus. Sauf que quand on parle de ça autour de nous et qu’on exprime qu’il y a peut-être un problème, celleux à qui on en parle tentent toujours de le minimiser. Un peu comme quand des blancs affirment que je paranoïe quand je leur dis que les vigiles me zieutent dans les magasins. Ou qu’après une conférence à l’étranger on ne comprend pas pourquoi j’ai été choqué d’une fête nationale qui célébrait le barbouillage (ou blackface en anglais). Ou encore lorsque des chercheurSEs tentent de me convaincre que c’est cool d’aller bosser aux Pays-Bas, mais qu’iels dénigrent mon expérience personnelle de ce pays. Là-bas, du fait de la ségrégation entre les quartiers, j’étais parfois le seul noir à plusieurs kilomètres à la ronde. Du coup, lorsque je me baladais sur le campus, j’avais parfois l’impression d’être une attraction aux yeux des autochtones. Autant dire que ce n’est pas la meilleure expérience que j’ai retenue de mes déplacements à l’étranger. Bref, en tant que minorité, lorsqu’on parle de tout ça dans le milieu académique, on se fait souvent délégitimer dans nos ressentis. Un peu comme s’iels ne voulaient pas entendre. Qu’iels argumentaient pour ne pas écouter jusqu’au bout. Qu’iels ne voulaient pas accepter leurs privilèges et préféraient tout nier en bloc. Nier tous ces rapports de domination qu’on ressent au plus profond de nous ! Et qui sont bien enracinés dans le monde académique.
La preuve scientifique contre tes ressentis
Face à ça, on souhaite parfois réaliser des études pour prouver nos ressentis de dominéEs par le recours à la méthode scientifique. Mais en tant que personne concernéE, t’inquiète que tu n’auras pas souvent l’occasion de travailler sur des thématiques qui te concernent directement. En effet, la communauté des chercheurSEs en psychologie sociale prescrit certaines normes scientifiques et définit la psychologie sociale comme une méthode objective et rationnelle. Du coup on te fait vite comprendre que tes émotions et ton vécu personnel n’ont rien à faire ici. Ainsi, quand t’émets la volonté de travailler sur des dynamiques oppressives qui te concernent directement, les personnes autour de toi te font comprendre que « c’est pas une si bonne idée ». Et iels te le font comprendre de différentes manières : on laisse couler sans revenir sur l’idée pour que tu abandonnes de toi-même face au manque d’intérêt d’autrui pour cette problématique ; on te dit plus ou moins insidieusement que de tels questionnements n’intéressent personne (en fait, c’est juste que ça n’intéresse pas les personnes privilégiées et non-concernées) ; et enfin on te demande si c’est vraiment une bonne idée que tu travailles sur de telles thématiques parce que t’es pas assez objectifVE : « t’es sûrE que ta subjectivité ne risque pas de biaiser ton jugement ? » Mais bien sûr que si ! Ma subjectivité, mes émotions, mes vécus personnels vont biaiser mes jugements. Tous les jugements sont intrinsèquement situés et dépendants de la place que chacunE occupe dans les rapports de domination structurels. Par contre, je trouve ahurissant que les personnes qui te disent ça ne captent pas que leurs jugements sont biaisés tout autant que toi par leurs expériences de vie ; mais juste dans une direction différente de la tienne !!! Et franchement, tout ça, ça te ronge… Parce qu’en tant que minorité, ce sont des choses qui ont tendance à te faire douter auprès de toi-même de ton vécu de concernéE. Un truc qui est marrant, c’est de voir que lorsque je parle de mes expériences de racisme, c’est toujours des personnes non-concernéEs qui vont nier mon vécu. Au contraire, les personnes racisées qui vivent également ce type d’expériences captent directement ce que je veux dire et légitiment mes ressentis. Sauf que ces personnes racisées seraient apparemment très mal avisées de travailler sur le racisme, car elles seraient incapables de prendre le recul nécessaire sur leur propre situation. Mais du côté des dominantEs, ça ne pose aucun problème que des personnes non-concernées travaillent sur de telles thématiques. Et même ça apparaît hyper sexy pour tout le monde.
À contre-courant
De surcroît, quand tu fais de la recherche sur des trucs qui te concernent personnellement, il faut souvent aller à l’encontre de ce qui a été fait auparavant. La psycho est pensée et véhiculée majoritairement par des personnes qui bénéficient de la hiérarchie sociale plus qu’elles n’en subissent les violences systémiques. Mais du coup, iels écrivent souvent des choses aberrantes du point de vue des personnes qui sont concernéEs par les dominations. Et on a beau répéter qu’il ne faut pas parler de choses qui ne nous concernent pas directement, ces personnes n’en font qu’à leur tête et pensent que leurs privilèges leur permettent de tout dire et d’avoir un avis sur tout. Du coup, toi tu subis directement certaines oppressions systémiques. Tu lis comment la psycho sociale traite ces problématiques, et là tu te rends compte de certaines absurdités qui sont dites. Et tu penses à toutes les conséquences que ça peut avoir sur d’autres personnes concernées comme toi, sur les populations minoritaires, sur le monde et son fonctionnement. En fait, les psychologues écrivent des choses considérées universelles de leur point de vue, mais dont les implications ont souvent un effet néfaste sur ta propre vie de personne minorisée : iels affirment des idées qui sont valables selon leur prisme de pensée, mais qui apparaissent fausses pour tes ressentis personnels ; iels parlent à ta place et t’attribuent des pensées qui sont opposées aux tiennes ; leurs hypothèses délégitiment ton vécu ; la propagation de ces idées creuse l’écart entre tes vécus personnels et l’opinion de la population générale.
Une fois, je suis tombé sur un article de psychologie environnementale qui étudiait le lien entre le statut socio-économique et les attitudes pro-environnementales. Grace à trois études, les psychologues affirment à l’aide de belles corrélations que les populations précaires ne portent pas un intérêt aussi important à la protection de l’environnement que les populations plus aisées. Le truc, c’est que les mesures pro-environnementales utilisées dans cet article sont plus proches du greenwashing et de l’écologie coloniale que d’une écologie qui protégerait réellement la planète. Et même si je suis sûr que les psychologues sociaux qui écrivent ça se pensent totalement neutres dans leur démarche, je suis aussi persuadé que les comportements d’écologie libérale de l’article en question sont plus faciles à mettre en place lorsque tu as le salaire d’un prof de fac plutôt que lorsque tu comptes tes thunes à la fin du mois. Quand ces chercheurSEs justifient que les personnes précaires ne sont pas pro-environnementales en y apportant des preuves via la méthode scientifique, iels nient l’attachement à l’environnement de ces personnes et diffusent largement l’idée qu’elles n’ont pas la volonté d’agir pour l’environnement. Sauf que quand j’écoute les personnes sans trop de moula autour de moi — qui réparent chaque petite babiole ou électroménager, qui compostaient déjà leurs déchets avant que ce soit la mode, ou qui n’ont de toute façon pas les moyens de partir en vacances à l’étranger — je n’ai pas trop l’impression qu’iels s’en foutent des questions environnementales. Par contre, c’est vrai qu’iels ne vont pas au taf en voiture électrique, qu’elles n’ont pas les moyens de payer la rénovation bas-carbone de leur logement et qu’iels râlent un peu lorsque des taxes environnementales leur imposent de se serrer encore la ceinture. Mais dans cette étude, si on avait mesuré les comportements pro-environnementaux par l’impact carbone des déplacements à l’étranger, les conclusions n’auraient peut-être pas été les mêmes.
Face à tout ça, lorsque tu es écraséEs par le système, tu peux être tentéE de faire de la recherche plus proche de tes vécus et de ceux des concernéEs. Mais là, tu risques de te casser la tête sur des murs à t’opposer à ce qui a déjà été fait. Parce qu’en psychologie comme ailleurs, quand tu prends le contrepoint de ce qui a été fait auparavant, tu t’exposes à de vives critiques. Et vu que tu bosses sur les dynamiques de domination en tant que personne concernéE par ces dynamiques, lorsque la critique attaque tes travaux, elle attaque également toute ton identité personnelle. C’est déjà dur émotionnellement de traiter de sujets qui te concernent, mais ça devient encore pire si tes travaux et ton existence-même sont dévalorisés et délégitimés. Notamment sur la base de ton soi-disant « manque d’objectivité et de ton point de vue trop émotionnel et idéologique ». Et toutes ces critiques font mal. Notamment parce que tu en viens à te demander si ce que tu penses est vrai ou si tu n’as pas fait erreur dans tes ressentis personnels. Mais en vrai, voilà un conseil que je veux donner à toutes les minorités : ne t’inquiète pas, ces expériences tu les as vraiment ressenties. Donc ne délégitime pas ton vécu personnel et dis-toi que ce que tu vis, d’autres le vivent également. Sois en sûrE !!! Mais face à ça, tu en viens à te dire que tu n’as pas envie de te battre dans le champ de la psychologie sociale parce que tu subis déjà ces délégitimations au quotidien. Pourquoi t’infliger ce combat supplémentaire ?
Combattre ou ne pas combattre ?
En ce qui concerne un éventuel combat à l’intérieur même du processus scientifique, j’en ai profondément ma claque qu’il faille faire des études scientifiques (par des concernéEs ou des non-concernéEs) pour légitimer les ressentis et les vécus des minorités et des personnes stigmatisées. Pourquoi est-ce qu’on a tant besoin de prouver des choses avec des milliers de données alors qu’il suffit d’écouter ce qu’ont à dire les personnes concernées qui subissent de plein fouet les dominations ? Les discours et ressentis des personnes, leurs émotions, leurs expériences de vie sont vraies, véridiques, réelles, alors pourquoi a-t-on besoin de les prouver ? Or c’est ce que fait continuellement la psychologie sociale : tenter de prouver que la répartition de la parole n’est pas équivalente entre les genres ; tenter de prouver que les personnes racisées subissent des micro-agressions au quotidien ; tenter de prouver que les immigréEs sont mépriséEs par les institutions. De manière non-intentionnelle, les psychologues gardent ainsi le contrôle et le pouvoir de légitimer certains vécus ou au contraire de les réfuter, et ainsi de délégitimer l’existence même de certaines personnes. Du coup, on fait le nécessaire pour insérer dans le système scientifique des personnes concernées qui vont apporter un « regard neuf » sur certaines thématiques, mais tout ça ne change rien au fait qu’on accorde encore une toute-puissance à la science sur nos vies. Plutôt qu’utiliser la psycho pour se valoriser, pourquoi on ne ferait pas l’effort d’accorder moins d’importance à la psycho des dominantEs et à ses méthodes ?
Je ne dis pas qu’il faut forcément arrêter de combattre au sein de la psychologie sociale et totalement évacuer cette institution. En fait, je pense que certaines choses écrites et pensées dans le contexte scientifique ont le pouvoir de nous faire du bien. Ce que je sais, par mon ressenti personnel, c’est que j’ai parfois pu lire des articles de psychologie sociale écrits par des personnes concernées, et que ces lectures m’ont aidé à me relever à des moments où je me sentais écrasé. Dans le milieu scientifique, c’est seulement lorsque tu parviens à trouver des personnes et des discours qui acceptent tes ressentis que tu sors enfin la tête de l’eau pour comprendre que tu n’es pas le seul mouton noir. Mais j’avoue que je n’ai pas trop de solutions ou préconisations : est-ce qu’il faut continuer à faire de la psychologie sociale et continuer à légitimer ce monde ? Est-ce qu’il vaut mieux s’en extraire totalement pour légitimer uniquement les vécus personnels et enfin accorder une place plus importante aux ressentis des personnes concernéEs ? En fait, je suis hyper perdu et en dissonance face à ces questionnements. Cependant, pour ne pas critiquer les discours dominants tout au long de ce texte et prêcher l’importance des vécus personnels tout en utilisant un argumentaire hyper théorique et rébarbatif, j’aimerais poursuivre ce texte sur des éléments de mon expérience personnelle.
Parole de racisé à l’université
Quand je questionne des personnes blanches sur leurs expériences de vie, je me rends compte que moi, ou les personnes de ma miff, on a subi significativement plus de contrôles d’identité, que la police nous zieute mal quand elle est dans les parages et que j’ai personnellement subi davantage de violences policières que la plupart des personnes du monde académique. Pour ne citer que quelques mauvaises expériences avec cette institution, j’ai déjà été insulté, poussé, fouillé arbitrairement par des keufs. Globalement, c’est un paquet de situations dans lesquelles pas mal de personnes du monde académique ne se sont jamais retrouvées. Pourtant au quotidien il y a plein de gens qui subissent ça comme moi, et dans des proportions qui sont encore plus énervées. Autant dire que quand t’es raciséE, il y a de grandes chances que tu sois concernéE par la thématique des violences policières parce que tu en fais personnellement les frais ou que tu flippes au quotidien pour tes proches. Et dans l’actualité, il y a souvent des événements qui viennent te rappeler que le racisme systémique transpire de l’institution policière, et que les violences touchent principalement les gens qui te ressemblent.
Il y a maintenant quelques années, l’assassinat de Georges Floyd a eu lieu aux États-Unis et a été relayé largement à l’international. Lorsqu’on matte rapidosse les meurtres policiers, on se rend vite compte que les personnes touchées sont majoritairement non-blanches. Du coup, lorsqu’on voit en direct ce type d’images, qu’on ressemble physiquement aux personnes assassinées et qu’on a déjà été violentéE par la police, on garde à l’esprit que la mort n’est jamais si loin. De plus, c’est assez marquant de voir la différence de traitement télévisuel entre la mort des blancHEs et des non-blancHEs. À première vue, ça pourrait paraître assez choquant de diffuser en direct à la télévision le spectacle de la mort de quelqu’unE. Mais en réalité, alors qu’il y a une certaine pudeur dans la mort des personnes blanches, dont les images ne seront presque jamais diffusées, la mort des personnes racisées est régulièrement jetée en pâture à la télé. Ainsi, les images de l’exécution de Georges Floyd ont été largement diffusées sur les médias et cela jusqu’à plusieurs mois après l’événement. Quand tu vois ça, t’as vraiment l’impression que les médias « font un exemple » tout comme à l’époque des lynchages d’esclaves aux États-Unis : « voyez ce qu’il en coûte d’être racisé dans ce monde où les dominantEs sont protégéEs par la police ». D’autant que dans les milieux qui ne subissent pas le racisme systémique de l’institution policière, les gens soutiennent souvent le policier inculpé, que ce soit symboliquement ou matériellement. Et je ne dis pas que toustes les chercheurSEs de psychologie ont participé à la cagnotte de l’agresseur comme après la mort de Nahel, mais dans le milieu académique, il y avait quand même un paquet de personnes qui soutenaient le « not all cops ». Cette croyance du « pas toustes les keufs », partagée principalement chez les personnes non-concernéEs, participe à la légitimation de la police et de ses violences en proposant que seuls quelques flics vérolés gangrènent l’institution policière. En acceptant l’idée que les brutalités ne sont que des faits isolés et que la police pourrait être améliorée via quelques réformes mineures, cela camoufle les problèmes structurels inhérents à cette institution. Au contraire, quand t’es raciséE et que la police t’en fait baver, tu sais bien qu’il n’y a pas qu’un seul flic ripou dans le tas, mais que c’est tout le panier de pommes qui est moisi.
Quoi qu’il en soit, l’assassinat de Georges Floyd a été un événement assez traumatisant pour moi : dans les images véhiculées sans gênes de cette mort, dans les discours de légitimation de la police qui s’en sont suivis dans les franges non-concernées de la population, dans la fréquence de tels lynchages envers les personnes racisées et autres minorités. Par contre je ne remercierai jamais assez toutes les révoltes, destructions de statues, protestations et manifestations qui s’en sont suivies et qui m’ont redonné de la puissance, à moi comme à d’autres concernéEs. Mais globalement, quand la thématique des lynchages policiers est abordée, je suis obligé de mobiliser un paquet de ressources émotionnelles pour faire face à des angoisses. Sauf que les avis et ressentis des concernéEs, ça n’est pas la priorité des blancHEs quand iels décident d’aller faire tout un paquet de recherches sur la façon dont a été perçu le mouvement Black Lives Matter en France.
Pas besoin d’unE sauveuSE
Ainsi, alors que ça faisait à peu près un an que Georges Floyd avait été assassiné, j’ai été amené à participer à un séminaire scientifique dans lequel une personne présentait des travaux sur Black Lives Matter. En fait, c’était globalement une personne blanche qui prend le temps d’interroger les françaisEs blancHEs non concernéEs, sur leur opinion vis-à-vis des mouvements sociaux en réponse aux assassinats policiers. Autant dire que cette présentation m’a un poil saoulé. Principalement, parce qu’en tant que personne concernée et investie dans ces mouvements sociaux, j’en n’ai vraiment rien à faire de savoir ce que les blancHEs pensent de moi et de mes luttes. Primo parce que si j’ai envie d’avoir ce type d’information, il me suffit d’écouter BFM TV pendant cinq minutes. La négrophobie est bien présente dans la société, mais je n’ai pas besoin d’une étude pour me le prouver. Quand on est dominéE, on sait globalement que les dominantEs ne nous apprécient pas. Un peu comme quand ton proprio fait une tête bizarre lorsqu’il voit que t’es noir, mais qu’il ne pouvait pas le deviner sur la base de ton nom de famille. Ou qu’en baladant ton chien, t’entends des travailleurs du bâtiment qui crachent sur les personnes racisées qui « ne font aucun effort pour s’intégrer à la société ». Lorsque tu fais partie des dominéEs, toutes ces violences jonchent ton quotidien. Du coup, t’as la flemme d’une étude qui donne encore la parole aux dominantEs pour leur demander ce qu’iels pensent des dominéEs. Surtout quand l’étude est réalisée par les dominantEs elleux-mêmes. Secondo, parce que même si les chercheurSEs partent souvent « d’une bonne intention », on n’a pas besoin de sauveurSEs blancHEs pour s’émanciper. Et on a encore moins besoin de leurs conseils qui coupent les jambes de nos luttes. Lors de cette présentation, un accent était mis sur la manière dont certains comportements collectifs pouvaient « ternir » l’image du mouvement aux yeux de la population générale. Du coup, si les révoltéEs faisaient attention à leur manière de protester, iels s’assureraient de rester perçuEs positivement par les dominantEs. Mais personnellement, j’ai pas envie que les gens me disent ce qu’il faudrait que je fasse pour lutter de manière plus raisonnable : « je comprends que l’espace public comporte des traces coloniales, mais en déboulonnant vous-mêmes des statuts, vous n’allez pas un peu trop loin » ; « attention à ne pas paraître trop agressif en masquant votre visage » ; « vous n’allez tout de même pas vous réjouir de voir une voiture de police en train de brûler ». Les luttes appartiennent aux personnes concernéEs par les oppressions auxquelles elles s’opposent. De cette façon, les personnes investies dans ces luttes n’ont aucune leçon à recevoir des oppresseurs sur la manière dont il serait socialement approprié d’agir pour que leur mouvement soit perçu de manière plus positive, de manière moins « sauvage ». Elles n’ont également aucune leçon à recevoir de la part de psychologues sociaux non-concernéEs par les violences policières, qui exploitent à leurs fins le mouvement Black Lives Matter pour tester la généralisation de leur théorie. Lors de cette présentation scientifique effectivement, même si l’objectif affiché de la chercheuse était de soutenir le mouvement social, on captait quand même que ce mouvement était survenu au bon endroit et au bon moment pour tester des prédictions théoriques. Il s’est avéré que ce mouvement luttait contre le racisme systémique au sein de la police, mais un mouvement contre les limitations de vitesse hors agglomérations aurait aussi bien pu faire l’affaire. En fait, quand on lit des articles de psychologie sociale, on a parfois l’impression que les psychologues sociaux s’imaginent étudier le monde de manière totalement décontextualisée : iels ne pensent pas être investiEs dans les rapports de domination, iels pensent que leurs théories sont neutres, universelles, généralisables, et donc que tous les contextes sociaux sont équivalents. Ainsi, ces chercheurSEs oublient de situer leurs théories dans un contexte spécifique et de réfléchir aux implications de leurs travaux pour les populations étudiées puisque leur motivation principale est de privilégier coûte que coûte la rigueur scientifique.
Ma vie compte, mais apparemment moins que la recherche scientifique
Par ailleurs, ces recherches effectuées par des non-concernéEs sont parfois la résultante d’une spoliation des connaissances originellement produites par les concernéEs. Et alors que personne n’accordait originellement d’attention au discours des minorités, celui-ci va maintenant devenir sexy dans la bouche des dominantEs. Une fois les connaissances des minorités spoliées, classifiées et compilées derrière la reliure d’un article scientifique, leurs auteurRICEs vont pouvoir briller en société grâce à des connaissances qui ne leur appartiennent pas. Grâce à des vécus qu’iels n’ont jamais ressentis. Et quand ces chercheurSEs augmentent leur nombre de citations grâce à ces connaissances, nous, les concernéEs, on continue de trimer. En fait, je crois que ce qui m’a le plus foutu la haine dans cette présentation scientifique, c’est que cette personne blanche – qui travaille sur quelque chose qui ne la concerne pas – soit congratulée et félicitée pour son taf, alors que moi qui suis concerné par les violences policières et les traumas raciaux, je galère tous les jours pour faire face aux conséquences négatives de cet événement. Pour les blancs, la mort de Georges Floyd est juste un prétexte, un contexte d’application de leurs théories. Pour moi et d’autres, il s’agit d’une part importante de notre identité. Et là où les non-concernéEs peuvent se permettre d’intellectualiser de tels événements et faire leur beurre dessus, bah nous on essaie juste de se relever. Par contre, si t’émets l’envie de travailler sur cette thématique, on te fait comprendre que ça n’est pas pour toi parce que tu ne serais pas objectifVE. Mais personnellement j’assume que mes connaissances soient situées. Elles sont le fruit de mes expériences, j’y tiens, et elles déterminent en partie qui je suis et ce que je pense !
#ToutLeMondeNestPasProtégéParLaPolice
Je suis une personne racisée, et aux vues de mes contextes de socialisation et expériences passées, j’ai développé un certain intérêt pour la thématique des violences policières. Or j’ai déjà eu l’occasion de mener une recherche sur la manière dont la perception de la police est influencée par la médiatisation d’événements de violences policières, et la manière dont cette perception est dépendante d’expériences personnelles de violences. Au-delà de cette seule étude, j’ai parfois exprimé aux autres chercheurSEs autour de moi mon intérêt pour cette thématique, mais j’ai souvent eu l’impression qu’il n’y avait pas une grande ardeur pour que j’investisse cette problématique. Par contre, lorsque d’autres personnes s’en saisissaient, ça posait apparemment moins de problèmes. Bref, toujours est-il qu’en étudiant la police dans mes recherches personnelles, j’ai lu un paquet d’articles scientifiques sur cette thématique. Et alors là, qu’est-ce que j’ai pu lire comme aberrations. Les scientifiques n’arrêtent pas d’affirmer que leurs recherches sont neutres, universelles et objectives. De mon côté, je ne comprends pas du tout comment iels peuvent croire ça aux vues de ce qu’iels écrivent et défendent comme idées. Ainsi, iels trouvent des résultats qui sont juste opposés au vécu d’un paquet de minorités dans la société. Par exemple que les policiers sont respectés et que la majeure partie de la population leur fait confiance. C’est peut-être le cas pour elleux puisque la police les protège, mais c’est juste oublier les 75 000 tweets du hashtag lancé par Assa Traoré #MoiAussiJaiPeurDevantLaPolice suite à la mort de Georges Floyd. C’est juste oublier que chaque année, la police expulse des centaines de logements en France. Oublier que même le défenseur des droits rapporte que les personnes Roms courent plus de risques que les personnes blanches d’être contrôlées arbitrairement et insultées par la police. Oublier qu’aux États-Unis, plus d’un millier de personnes sont tuées par la police chaque année, et que les personnes noires sont beaucoup plus concernées par ces assassinats que les personnes blanches. Oublier que même si peu de données raciales existent en France, ce phénomène ne s’arrête pas à la frontière atlantique puisque la police blesse, violente et tue régulièrement en France.
Malgré tous ces constats, les psychologues non-concernéEs par les violences policières proposent uniquement des implications situées, mais soi-disant neutres à leurs recherches : « Comment donner plus de pouvoir à la police ? Il faut vraiment améliorer l’opinion des minorités vis-à-vis de la police ! ». Toutes ces idées et préconisations défendues par les psychologues sociaux correspondent à des campagnes de propagande pour justifier les actes et l’existence de la police alors que son rôle est intrinsèquement raciste, sexiste et violent. La police sert à défendre les systèmes oppressifs, et la psychologie participe trop souvent à soutenir cette institution. C’est pour ça que de nombreuxes raciséEs soutiennent l’abolition de la police alors que la majorité des psychologues — protégéEs par l’institution policière — ne proposent jamais de telles solutions dans les implications de leurs études !
Leur neutralité bidon, franchement j’y crois zéro !
Toutefois, il n’y avait pas que des articles pourris dans le lot. Il y avait également des articles franchement stylés auxquels je m’identifiais vachement et qui légitimaient mon vécu et mes expériences personnelles. Figurez-vous que la plupart de ces articles étaient écrits par des personnes racisées ! D’un côté, ça m’énerve d’avoir besoin d'une légitimation scientifique pour faire accepter le concept de violences policières alors que de nombreuses personnes concernées parlent quotidiennement de ces violences sans être écoutées. D’un autre côté, même si des personnes concernées abordent régulièrement ces idées dans des écrits informels (tels que les réseaux sociaux, les fanzines ou encore les brochures), je crois que ça m’a fait du bien de voir que certaines recherches mettaient des mots formels sur des problématiques que je vivais. Ainsi, ces écrits ne m’ont pas spécialement appris de nouvelles connaissances, mais ils m’ont permis d’apercevoir que ce type d’avis était parfois défendu au sein même du milieu scientifique. Toujours est-il que ces articles m’ont permis de découvrir le Journal of Black Psychology, un journal de psychologie scientifique qui ne publie que des choses écrites par des personnes concernées. Et même si l’appellation « scientifique » demeure accolée à ce journal, le postulat des chercheurSEs est clairement exprimé que la neutralité scientifique n’existe pas et que tout point de vue est systématiquement situé. Cela remet ainsi les ressentis et les vécus personnels et collectifs au centre des articles.
Attention, je ne dis pas que les articles scientifiques qui assument leur positionnalité sont plus valables que les récits personnels. Je dis uniquement que ce type d’article m’a fait du bien, à moi qui ai encore un pied dans le système scientifique. Alors que je pensais auparavant que toute science était intrinsèquement oppressive, je me suis rendu compte que certaines initiatives ont tout de même un effet bénéfique (au moins sur moi) tant qu’elles acceptent d’affirmer que la science est idéologique, qu’il faut remettre les rapports de domination au centre des recherches, et surtout que la neutralité et l’universalité en psychologie sont des croyances insupportables…
Pour qui j’écris ?
En tant que témoignage — et contrairement aux écrits scientifiques — ce texte ne contient pas de références bibliographiques. Principalement parce que même si des articles scientifiques abordent les idées discutées ci-haut, en réalité, la plupart des minorités ressentent déjà ces choses. Si les personnes concernées connaissent cette fausse neutralité scientifique ou ressentent le mépris dans le milieu de la recherche, ce n’est pas parce qu’une personne privilégiée l’a théorisé dans un bouquin, mais parce qu’elles en font l’expérience quotidienne. Elles le ressentent directement dans leur corps. Toutes ces connaissances leur proviennent de l’expérience quotidienne de la domination, des échanges que cela fait naître entre minorités, du partage des vécus. Et ce qui s’ancre dans le corps y reste beaucoup plus que quelques lignes dans un article. Alors pas besoin d’une intellectualisation scientifique formelle pour que les mécanismes de la domination académique soient compris par les dominéEs. C’est-à-dire les personnes à qui je destine ce témoignage. Perso, je m’en bats l’œil de plaire aux dominantEs et d’écrire pour le monde des privilégiés. Je veux donner de la puissance à celleux qui me ressemblent et qui en ont besoin !
Nos vécus nous appartiennent ! Nos idées sont contenues directement dans nos corps ! Pas dans le cerveau d’intellectuels qui nous spolient de nos savoirs !
Conflits d’intérêts
Aucun conflit d'intérêt déclaré.
Remerciements
Je souhaite remercier Rhéa Haddad pour ses relectures et commentaires sur ce texte. Je remercie également Ehïde et Coca-Coline pour leurs avis sur ce texte ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à la maturation de cette réflexion par leurs échanges. Enfin, je remercie le média libre Marseille Infos Autonomes pour son appel à textes sur la thématique « Science, rationalité et irrationalité » qui m’avait poussé à écrire la première version de ce texte.
Je dédie ce texte à toutes les personnes qui en bavent au quotidien. Je le dédie également à Gaza et ses habitantEs, actuellement sous les bombes et sous le joug de la colonisation depuis des décennies.
Note sur l’écriture inclusive
Dans ce texte, des lettres majuscules (e.g., concernéEs, raciséEs, PalestinienNEs) ont été utilisées afin de rendre le langage plus inclusif. La forte visibilité de ces lettres et la place qu’elles occupent en comparaison aux lettres minuscules permet de renverser les normes qui dictent que les minorités de genre — et les personnes dominées de manière générale — devraient « rester à leur place » et « ne pas faire de vagues ». Toutefois, d’autres formes d’écritures inclusives ont été adoptées dans certains titres (e.g., dominant·e·s, privilégié·e·s) afin de ne pas transmettre visuellement l’idée que les minorités de genres sont les principales oppresseuses dans notre société.