Et, selon un paradoxe propre à ce que l’on appelle la perversion en psychopathologie, alors que cette vulgate dispense ses préjugés sur l’homme, la femme, la politique, alors qu’elle naturalise l’agressivité, [la psychanalyse dominante] assure s’avancer au nom d’une prétendue neutralité politique dont elle aurait le mystérieux privilège. (Gabarron-Garcia, 2021, p. 11)
Cette possibilité pour le sujet de reprendre son destin en main, de frayer les voies pour donner droit à son désir et sortir de sa minorisation, telle est la promesse ouverte par la psychanalyse. (Gabarron-Garcia, 2021, p. 16)
Introduction
Ces vingt dernières années ont vu émerger la conjonction des luttes féministes et des luttes pour les droits des minorités. Ce croisement se fait autour d’une conscientisation plus généralisée des rapports d’oppressions systémiques intersectionnels, notamment hétéro-cis-patriarcales et colonialistes. De ce fait, l’espace social est teinté par ces enjeux dans un contexte où la parole des psy- est parfois convoquée du côté de la défense d’un ordre symbolique qui serait nécessaire au bien-être des personnes. Ainsi, les discours déposés au sein de nos consultations s’en trouvent impactés. Nous observons une exigence croissante des personnes en ce qui concerne l’accueil thérapeutique auquel iels revendiquent légitimement avoir le droit d’accéder : un accueil conscient de ces dominations, c’est-à-dire qui ne les reproduise pas à son insu. Loin de considérer qu’il soit absolument nécessaire de développer une spécialisation pour accueillir les demandes des individus quels qu’ils soient au-delà de celle de l’écoute analytique lorsque l’on s’en oriente, il semble pertinent de s’accorder un temps de réflexion commune sur ces enjeux de façon à affiner nos pratiques. Ainsi, cette rencontre s’oriente d’une psychanalyse située.
Nous sommes deux psychologues clinicien·ne·s s’orientant de la psychanalyse et exerçant dans un Planning Familial breton et c’est depuis cette place que nous avons pensé deux journées de rencontre en novembre 2023 et ainsi diffusé ce communiqué. Cette invitation à repenser les thématiques du genre dans nos pratiques cliniques est cependant à entendre dans le déroulé de la réflexion qui suit, dans sa dimension d’identité au sens large du terme, et se réfère en particulier aux identités minorisées.
À l’origine de ce projet, plusieurs constats : tout d’abord, nous avons noté l’augmentation des demandes d’espaces psychothérapiques dit « safes », adressées au Planning Familial (car souvent identifié comme tel), avec la persistance de retours sur des accueils potentiellement maltraitants quand ils ne s’inscrivent pas dans des postures prenant en compte les oppressions sociales. Nous avons par ailleurs été confronté·e·s à une difficulté pratique : il nous était impossible d’augmenter nos files actives sans altérer la qualité des suivis en cours. Nous avons également observé une augmentation des demandes de professionnel·le·s de soin, psychologues compris·e·s, se sentant dépassé·e·s par des situations relevant d’enjeux sociaux identitaires avec lesquelles iels ne se sentaient pas suffisamment familiarisé·e·s (de genre, de classe, de race, etc). Enfin, la plupart des colloques de psychanalyse consacrés aux thématiques du genre le font fréquemment au nom d’une psychanalyse dans laquelle nous ne nous retrouvons pas ou à l’inverse, au nom de pratiques psychothérapiques s’opposant à l’approche psychanalytique souvent perçue comme discriminante. Aussi, nous éprouvons une difficulté à nous identifier localement entre praticien·n·es soucieux·es de penser notre clinique au croisement d’une orientation psychanalytique et des études de genre, situation créant une certaine difficulté à travailler en réseau. Ces rencontres entre professionnel·le·s avaient donc pour objectif d’ouvrir un espace de réflexion qu’il nous semblait nécessaire de faire exister.
La première partie de cet article décrit le format de ces journées de rencontre et leurs spécificités. Nous montrerons en quoi leur forme est un préalable au fond abordé : le format choisi illustre un désir de se questionner sur les modalités plus ou moins codifiées et parfois figées des rencontres universitaires et des écoles de psychanalyse, avec le désir de valoriser l’expression de points de vue différents. Si la psychanalyse est politique et doit être consciente que l’apolitisme n’existe pas, postulat que nous défendons, les espaces d’accompagnement doivent être interrogés autant que les modalités de rencontre entre praticien·ne·s. Dans cette optique, nous présenterons la proposition que nous avons faite de teinter ces rencontres psychanalytiques de valeurs et pratiques empruntées au champ de l’éducation populaire.
Dans la seconde partie, nous reviendrons plus avant sur ce dont il a été question au travers des textes étudiés et des échanges cliniques au sein de ces rencontres. Il s’agit de montrer en quoi la rencontre entre la psychanalyse et un militantisme d’inclusivité est nécessaire, par exemple avec l’illustration du concept de « psychanalysme » ou en interrogeant les demandes d’espaces psy- dit « safe ».
En conclusion, nous soulignerons les retours qu’on pu susciter ces journées, les limites rencontrées, ainsi que la nécessité de visibiliser davantage les possibles en termes de pratique psychanalytique située.
La rencontre : une forme au service du fond
Des psychologues d’orientation psychanalytique au Planning Familial, une singularité qui situe la rencontre
Créé en 1956, initialement sous le nom « La Maternité Heureuse », le Mouvement Français pour le Planning Familial est une association engagée depuis plus de 65 ans dans la défense du droit à la contraception et à l’avortement. Il œuvre à la promotion de la santé sexuelle, à travers la maîtrise de la fécondité, rendue possible tant par l’accès à l’information que par l’accès aux moyens garantissant l’autonomie des personnes, comme les moyens de contraception et l’IVG. Associé au Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception (MLAC) créé en 1973, le Planning Familial a largement contribué à défendre l’accès aux soins et à l’information, rendu possible par la loi Veil du 17 janvier 1975 légalisant l’accès à l’IVG. Les Centres de Santé Sexuelle (CSS) et les Espaces Vie Affective Relationnelle et Sexuelle (EVARS) qui maillent le territoire français sont majoritairement administrés par des antennes de l’association, organisée en fédération. Cette mission de service public est assurée par les associations départementales qui bénéficient d’une certaine reconnaissance dans le tissu associatif et auprès du grand public.
Depuis ses débuts, le Planning Familial porte des valeurs féministes et d’éducation populaire, sans cesse réactualisées. Menées de longue date, ses luttes historiques sont encore aujourd’hui la source de nombreux affrontements sociaux et politiques. L’association étoffe ses champs d’action parallèlement à l’évolution des besoins de la société et porte de nouveaux combats à mesure que ses militant·e·s et ses professionnel·le·s éprouvent ces changements (lutte contre les violences sexistes et sexuelles, accès aux soins et droits des personnes LGBTQIAP+OC1, droits des personnes en situation de handicap, etc.).
En France il est particulièrement rare de trouver des psychologues — tout du moins exerçant à cette fonction — au sein des antennes du Planning Familial. Pensée d’abord comme association féministe de soutien entre pairs, animée et administrée par des militant.e·s, la professionnalisation des postes et l’entrée de corps de métiers affiliés au champ médical peut apparaître comme une menace pour le soin communautaire et l’autodétermination. Ainsi, l’embauche de médecins n’est encore à ce jour pas une évidence pour toutes les antennes de Planning Familiaux, et celle de psychologues reste particulièrement à la marge. Cette défiance semble fondée, si l’on considère l’historicité des systèmes de violences institutionnelles et la façon dont certains discours médiatisés se sont enfermés dans des modèles de pensées réactionnaires, manquant leur réactualisation sociétale.
Ce constat est cependant l’occasion de pointer ce que nous percevons comme trois discours communs concernant en particulier la psychanalyse, et que nous contestons. Vulgairement, un type de discours féministe pouvant la considérer nécessairement oppressive ; un type de discours institutionnel la discréditant au profit d’autres approches de la psychologie par l’argumentaire qu’elle serait dépassée ; enfin un discours majoritaire de psychanalystes qui la pense apolitique, renforçant ainsi les préjugés qui l’affligent.
Pour détailler les enjeux de ces discours plus sensiblement : au-delà des postes de psychologues au Planning Familial, la psychanalyse en particulier est loin d’être une évidence au sein d’associations, collectifs ou mouvements qui se positionnent comme militant·e·s, féministes et intersectionnel·le·s. En effet, il est très régulièrement reproché à la psychanalyse non seulement d’invalider les violences systémiques, mais également de les reproduire voire de les perpétuer en niant les réalités sociales d’oppression au profit de la réalité psychique singulière du sujet. Cette thèse est très bien présentée par le psychanalyste Nicolas Evzonas, notamment dans le chapitre « Renversement dialectique ou la violence de l’interprétation » de son ouvrage Devenirs trans de l’analyste dans lequel il reprend Fragment d’une analyse d’hystérie (Freud, 1905/2006) :
En s’obstinant à déceler une résistance sous-jacente à toutes les négations et protestations de Dora vis-à-vis de ses interprétations intromissives, l’analyste [Freud] ne devient-il pas complice des hommes qui ont contesté la véridicité des dires de l’adolescente ? Ne répète-t-il pas la trahison de sa confiance par les adultes ? Bien pis, en implantant sans cesse des signifiants sexuels dans le moi-corps de l’analysante, ne s’assimile-t-il pas symboliquement à l’abuseur de Dora ? En somme, ne reproduit-il pas dans l’espace de la cure la confusion des langues décrite par Ferenczi ? (Evzonas, 2023, p. 48-49)
Tandis que dans le discours psychanalytique, certaines références peinent à se réactualiser avec les mouvements sociétaux, d’autres discours institutionnels tentent de la discréditer, notamment quant à sa pertinence dans l’accompagnement de personnes ayant vécu des violences sexistes et sexuelles, pouvant faire ainsi du psychotraumatisme une spécialisation sortant du champs analytique car inapte à faire avec le réel.
Enfin, il nous parait pertinent de réinterroger au sein même de la sphère de pensée psychanalytique, le discours selon lequel la psychanalyse serait ou devrait être apolitique. Une certaine pratique de la psychanalyse assumée comme militante semble s’être perdue en chemin, au mépris des origines et de l’histoire du mouvement. Cette posture a eu pour conséquence un nombre dommageable de rendez-vous manqués avec notre histoire sociale depuis la fin des années 1990. Des luttes pour le PACS à celles en faveur du Mariage pour tous·te·s, en passant par le mouvement #metoo et le combat pour les droits des personnes trans, les mouvements psychanalytiques français, du moins ceux qui s’expriment en son nom dans l’espace médiatique et dans les sphères du pouvoir, semblent s’obstiner à occuper des postures souvent réactionnaires.
Cependant, nous ne sommes pas sans ignorer que cette représentation de la psychanalyse comme étant imprégnée d’une tendance réactionnaire, ne peut répondre à elle seule à la question de la rareté de psychologues au sein des Plannings Familiaux. Au delà des disciplines liées à la santé mentale, c’est l’ensemble des disciplines du soin, mais aussi plus largement des sciences humaines qui en occident s’est construit sur le patriarcat et le racisme. Comment expliquer alors spécifiquement, la quasi absence de postes de psychologues au sein des Plannings Familiaux ? Pour l’exemple de l’antenne où nous travaillons, il est à noter qu’il n’existe pas de ligne de financement pour ces fonctions, là où celles-ci existent pour celles des médecins, des sages-femmes et des conseiller·e·s conjugales et familiales. La création de ces postes et leur maintien dans le temps sont donc bien un choix militant de l’antenne, les considérant comme essentiels au vu des demandes (avec souvent un système de liste d’attente) et répondant à une nécessité des équipes de travailler en transdisciplinarité. Doit-on interpréter cette singularité comme le fruit d’une inconsidération générale de la santé psychique ?
Du coté des psychologues, travailler au Planning Familial est un choix qui s’inscrit dans nos parcours au sein des luttes queers et féministes inclusives depuis le début des années 2000. Ces cheminements personnels, identitaires et militants ont nécessairement nourri nos postures professionnelles et expliquent en partie notre souhait de proposer ces rencontres et de discuter des enjeux d’une psychanalyse située avec d’autres psychologues. Ces parcours situent notre approche mais également ses limites, n’étant tous deux pas concernés par ailleurs par d’autres vécus d’oppression comme le racisme ou le validisme par exemple.
« Renouer avec la subversion » ? Une pratique d’éducation populaire pour valoriser l’expression des pensées psy- en marge
« Renouer avec la subversion ». C’est l’invitation que nous fait la psychanalyste Laurie Laufer. Désirant·e·s de nous saisir de cette invitation, nous étions cependant face à des questions pratiques : Comment ? Avec qui et où, en dehors de la région parisienne ? Si le recours à l’éducation populaire pour travailler la psychanalyse pouvait de prime abord sembler singulier, elle s’est rapidement imposée à nous pour son potentiel créatif mais également parce que cette pratique est historiquement liée à celle du Planning Familial. La nouveauté ici était de proposer cette entrée à des psy-, là où habituellement les interventions menées par l’association s’adressent majoritairement à des professionnel·le·s dont les corps de métier sont déjà traditionnellement familiarisés avec ces pratiques : éducateur·ice·s, animateur·ice·s jeunesse, etc.
Alors que le terme d’ « éducation populaire » peut sembler aujourd’hui désuet, apparu au moment des luttes entre mouvances laïques et catholiques à la toute fin du xixe siècle, les notions qu’il convoque au sein des mouvements associatifs contemporains renvoient davantage à la Nouvelle Gauche des années Mitterrand, ainsi qu’aux multiples mouvements de jeunesse qui réformèrent en profondeur le paysage social français après la Libération. Issu de ces mouvements, le Planning Familial s’est réapproprié le concept au cours de sa longue histoire, pour en faire l’outil par lequel se construisent et se diffusent les savoirs nécessaires à l’émancipation sexuelle et reproductive des personnes. L’éducation populaire est alors comprise comme une forme de réappropriation des savoirs « chauds », issus de l’expérience et de la pratique, en opposition à des savoirs plus « froids », issus de constructions théoriques produites par les institutions académiques. Cette forme d’apprentissage, partant des questionnements et contraintes du terrain, favorise une plus grande sensibilité aux préoccupations minoritaires, permettant aux femmes et à toute autre population soumise au régime d’oppression patriarcal de bénéficier des bienfaits d’une sexualité libre et épanouie. Si « Pouvoir et Savoir s’impliquent directement l’un l’autre2 », comme le proposait Michel Foucault (1975), alors il convient de se les approprier au plus près des personnes concernées, dans un exercice de subversion de la notion d’Éducation Populaire ; le Planning Familial s’y attache tout particulièrement.
Ainsi, le terme d’ « éducation » est trompeur quand s’il s’entend en premier lieu comme l’ « action d’éduquer quelqu’un », alors qu’il s’agit d’avantage de faire circuler des réflexions, de mettre en commun des questionnements, d’échanger des pensées, ici dans un aller-retour entre théorie et clinique. Le mot « populaire » renvoie quant à lui à une réappropriation des savoirs par la population, se démarquant des pouvoirs savants. Cependant, loin de mettre au rebut l’ensemble des enseignements et travaux universitaires et des écoles de psychanalyse, l’objectif était pour nous de proposer l’ouverture d’autres espaces, en parallèle de ceux-ci ou en leur sein, comme il en a toujours existé dans l’histoire du mouvement psychanalytique, et comme il en existe actuellement — même si encore trop peu visibilisés. Nous pensons par exemple aux formats originaux portés par l’Institut du genre ou encore par le Séminaire « Cliniques et Critiques » (à l’initiative de Thamy Ayouch, Fabrice Bourlez, Laurie Laufer, Lionel Le Corre, Silvia Lippi et Sinziana Ravini), par La chaire de philosophie à l’hôpital (pilotée par Cynthia Fleury) et son séminaire « Décoloniser l’inconscient » (mené par Frédéric Baitinger), au séminaire du Collectif de Pantin3, ou enfin par l’Association pour le Soin Queer et Féministe.
Malgré un souci de se rendre accessible, la plupart des espaces où penser la psychanalyse reste néanmoins ancrée dans une forme d’élitisme renvoyant aux classes de pouvoir. Pour autant, les cartels lacaniens4, petits groupes d’étude entre pairs qui ne sont pas sans rappeler les ateliers d’arpentages que nous présenterons plus bas, incarnent depuis leur création ce même désir d’élaboration subversive que nous souhaitons porter. Cependant, entrer aujourd’hui dans un cartel nous semble relever d’une certaine disposition de classe, demandant une adhésion à une école psychanalytique au potentiel discours discriminant et où la prise de parole lors des colloques, sensée être accessible à tous·tes, se renouvelle finalement assez peu, du fait d’une hiérarchisation tacite des places. Conscient·e·s des limites de ces dispositifs, le format que nous avons proposé se voulait attentif à une approche plus inclusive et accessible, de façon à réintroduire du décalage dans la pratique de groupes de travail traditionnelle.
Chaque journée proposait à un groupe différent un même déroulé. Nous avons fait le choix de réunir douze personnes par groupe : davantage que dans un cartel — de façon à répondre au nombre important de demandes qui nous avait été adressées et afin de favoriser les rencontres et une dynamique interactive — mais beaucoup moins que pour un colloque — dans l’optique de faciliter la prise de parole et les échanges. La communication autour de ces journées a été largement diffusée, auprès du réseau institutionnel et libéral local. Nous avons choisi des horaires de journées en semaine de façon à resituer ces espaces de travail à leur place : les rencontres fréquentes de soirées et week-ends posant la question d’un empiétement sur la vie personnelle et ses impératifs, et excluant de fait un certain nombre de praticien·ne·s (parents isolés notamment). Le fait que la rencontre soit ponctuelle et ne demande pas nécessairement d’investissement dans le temps ni de travail de préparation pour les participant·es, répondait aux mêmes considérations. Il était également important pour nous de faire financer ces rencontres, de façon à les rendre économiquement accessibles et limiter les obstacles à la participation notamment des praticien.ne.s en situation plus précaire. Nous avons enfin porté une attention particulière à l’accueil et à convivialité lors de ces rencontres, avec l’idée de favoriser les échanges en atténuant tant que possible les effets de hiérarchisation dans les prises de paroles. Les tables étaient installées en cercle ou en plusieurs îlots en fonction des ateliers et les participant.es étaient invité.es à partager des moments plus informels s’iels le souhaitaient comme par exemple un déjeuner autour d’une table commune le midi, propice à la continuité des échanges dans une atmosphère qui se voulait détendue. Ces différents détails, bien qu’ils puissent paraître anecdotiques, amorcent et viennent sous-tendre la thématique de fond en posant les questions : « En tant que praticien·ne psy-, depuis quelle place, au sein de quel système social et donc dans quelles perspectives, est-ce que j’exerce ? Qu’entend-t-on par pratique située ? Peut-elle ne pas l’être ? Et dans ce cas, quelles formes pourraient prendre cette pratique militante ? ».
Il est par ailleurs important de rappeler que ces journées n’avaient pas pour objectif de promouvoir des recommandations de bonnes pratiques dans l’accueil par exemple, des personnes LGBTQIAP+OC. D’autres associations proposent régulièrement ce genre de formations du point de vue des personnes concernées et alliées, telles que le ReST5, l’Espace Santé Trans6 ou le Collectif Intersexe Activiste OII France7, pour ne citer qu’elles. Précisons également que nous élaborons les interventions de notre antenne du Planning Familial dans un dialogue avec des personnes directement concernées par les oppressions sociales systémiques, militant·e·s ou non.
Présentation des groupes et du déroulé des journées
Il est à noter en premier lieu que le nombre de demandes à participer a été très important, témoignant à la fois de l’intérêt que les praticien·ne·s portent à la thématique mais aussi de la nécessité d’espaces d’échanges et de réflexion face à ces demandes « nouvelles » adressées aux psy-. Notons également que la plupart des participant·e·s ne semblaient pas familiarisé·e·s avec ce croisement entre la psychanalyse et les études de genre, ni avec une conscientisation militante des vécus LGBTQIAP+OC dans l’accès aux soins.
Composé majoritairement de personnes blanches, cisgenres et valides, tous·te·s psychologues et donc ayant a minima un niveau d’études Bac +5, les groupes comportaient bien sûr leurs manquements en terme d’hétérogénéité. De ce constat, et avec les limites que cette observation comporte du fait de la complexité des composantes identitaires, nous supposons qu’une part des personnes constituant les groupes était peu sujette aux oppressions sociales systémiques ou du moins peu familiarisée avec les enjeux militants qui accompagnent ces oppressions, et était en demande d’échanges sur ces sujets, afin d’inclure cette dimension dans ses pratiques.
Après une courte présentation des deux psychologues du Planning Familial et du déroulé de la journée, les participant·e·s ont été invité·e·s à se réunir par deux, préférentiellement avec quelqu’un qu’iels ne connaissaient pas. Une trame de présentation permettant l’inter-connaissance a été distribuée à chacun·e. Le principe était de questionner son binôme selon quatre items : Prénom Nom / Pratique clinique et structure / Pourquoi vous êtes-vous inscrit.e à cette formation ? / Qu’est-ce qu’une psychanalyse située pour vous et peut-elle ou doit-elle l’être ? Cet échange par groupes de deux a duré 10 minutes puis une restitution a été faite à l’ensemble des participant·e·s, chaque personne présentant son binôme, avec d’éventuelles précisions de celui-ci. L’intérêt de ce premier temps était d’entrer progressivement dans une dynamique de rencontre, d’inviter les participant.e.s à se mettre en mouvement concrètement et symboliquement, d’ouvrir un premier échange autour de la thématique, d’amorcer l’élaboration d’un langage commun et de percevoir ensemble quelques éléments concernant la sociologie des groupes. Les questions concernant la pratique clinique et la structure d’exercice, au-delà de permettre l’identification, appelaient les participant·e·s à réinterroger leur place d’exercice : « En tant que praticien·ne, quelle place j’occupe ? » Nous avons également abordé la question de l’utilisation des pronoms, ce qui permettait d’ouvrir concrètement la réflexion sur la démographie des groupes au regard des thématiques discutées. Par ailleurs, si nous avons invité d’emblée les participant·es à parler d’elleux et de leurs représentations, c’est bien parce que les questions avec lesquelles nous proposions de cheminer — « Quelle place j’occupe ? », « Depuis quelle place j’écoute ? », « Depuis quelle place j’interviens ? » — renvoient à des enjeux éthiques mais aussi de contre-transfert dans son admission large.8
Suite à ce premier temps de présentation, nous avons proposé aux participant·es un temps de lecture et d’échange en collectif inspiré de la pratique de l’arpentage. Née dans les milieux syndicalistes ouvriers à la fin du xixe siècle, cette méthode de lecture collaborative avait pour objectif de permettre aux individus de s’éduquer collectivement et rapidement en abordant ensemble un ouvrage d’idées politiques ou un essai philosophique. Concrètement, il s’agit de démonter l’ouvrage en parts égales au nombre de participant·e·s, chacun·e faisant une lecture individuelle de son ou ses chapitres, pour ensuite repartager avec le groupe ce qu’iel en a compris.
Par cette pratique de réappropriation intellectuelle, les ouvrier·e·s désacralisaient le livre comme objet de savoir appartenant aux élites culturelles et bourgeoises, afin d’en élaborer un sens global de façon très rapide, par co-construction. On pensera à nouveau avec malice à la proximité entre cette démarche syndicaliste et celle des cartels lacaniens qui, bien qu’orientés par d’autres principes, visent à l’élaboration d’un savoir à plusieurs à travers l’étude collective d’un thème ou d’un texte.
Dans le cas de notre atelier où il faisait sens d’étudier un corpus de façon à croiser les entrées disciplinaires, nous avons fait le choix de proposer aux participant·e·s de se répartir en 3 groupes et de travailler sur les textes suivants : un chapitre d’ouvrage, Bicatégorisation, écrit par la sociologue Michal Raz (2016) ; l’introduction et la conclusion de l’essai Histoire populaire de la psychanalyse, du psychanalyste Florent Gabarron-Garcia (2021) ; et l’article de la psychanalyste Silvia Lippi et du philosophe Patrice Maniglier (2021), Dysphorique toi-même !. Les textes ont ensuite été distribués de façon arbitraire dans chaque groupe et divisé en autant de part qu’il y avait de participant.e.s. Après un temps de lecture individuelle de trente minutes, chacun des trois groupes a été invité à mettre en commun leurs passages en suivant une trame de lecture, faisant office de point de départ à la réflexion. Les items de la trame de lecture étaient les suivants : Présentation (Titre, Auteur·ice, Année d’édition…) / Ce que vous souhaitez restituer au groupe (Comment se découpe le texte ? Idées essentielles. Ce qui vous marque. Ce qui vous questionne…). Après cette mise en commun en sous-groupes, les tables ont été réinstallées en cercle et un·e rapporteur·euse issu.e. de chaque groupe a pu exposer, soutenu·e par ses collègues, les éléments retenus à l’ensemble des participant·e·s.
Cet exercice, même s’il peut sembler d’un premier abord scolaire, voire infantilisant pour des praticien·ne·s habitué·e·s à côtoyer des textes, a permis de faciliter les échanges et la circulation des idées. Les dynamiques amorcées lors du premier temps de présentation ont été ici plus nettement engagées, permettant une large prise de parole, l’étude des supports théoriques venant confronter les représentations personnelles et entraînant l’échange d’idées. Par ailleurs, la prise de connaissance rapide du corpus a permis de faire dialoguer les textes entre eux et a servi de support à une (re)découverte de référentiels sur la thématique. Enfin, nous avons partagé avec chacun·e·s des participant·e·s une pochette contenant les trois textes étudiés ainsi qu’une médiagraphie présentant une sélection d’ouvrages, articles, films et podcasts, ressources sur la thématique.
Dans l’après-midi, en résonance avec les échanges débutés le matin, le dernier atelier a pris la forme d’un temps d’échange plus informel autour de nos cliniques. Ces partages ont été facilités par le climat de confiance et d’échanges initié précédemment. Au-delà de permettre un aller-retour essentiel entre perspectives cliniques et théoriques, cet échange autour de situations cliniques concrètes a été l’occasion de questionner l’espace de parole accordé aux personnes concernées par la thématique des oppressions de genre, de classe, de race, etc. Nous souhaitions réinterroger la composition des groupes de travail psychanalytique9 et revaloriser les initiatives inclusives et politiques, telles que la psychothérapie institutionnelle initiée à la Clinique de Laborde, ou encore l’Université des patients de la Chaire de Philosophie à l’hôpital. Bien entendu, les discours des personnes concernées étaient ici majoritairement rapportés, ce qui nous a permis d’interroger encore une fois nos places et leurs effets : qu’elles aient valeurs interprétatives ou que ce soit de façon plus globale, de quoi nos interventions en séances sont-elles faites ? De quoi nos vignettes cliniques sont-elles teintées ?
À propos des échanges
Les espaces psychanalytiques sont politiques
Le corpus de textes choisi pour l’atelier d’arpentage, avait pour objectif de croiser plusieurs disciplines des sciences humaines qui nous semblent primordiales au travail d’une posture située : psychanalyse certes, mais aussi sociologie, histoire et philosophie.
Le chapitre de l’ouvrage Bicatégorisation (Raz, 2016) pose par exemple les bases d’un point de vue sociologique en exposant un lexique relatif aux études de genre et son évolution au travers de l’histoire des différents courants féministes. Le niveau de familiarisation des participant·e·s avec ces thématiques étant, rappelons-le, très hétérogène, il était nécessaire de proposer un point de départ commun aux échanges. Au-delà de ces prérequis, les participant.e.s ont souligné la manière tout à fait efficace dont ce texte démontrait, selon elleux, la vacuité du terme « idéologie » lorsque celui-ci est utilisé pour discréditer des discours et des pratiques militantes, notamment sous la dénomination de « wokisme ». En effet, à travers une description fine et concise de la manière dont ont été abordés les sexes, les genres et les races au fil des époques et des lieux dans l’histoire des sciences, ce texte a permis d’affirmer en groupe l’idée selon laquelle les vécus et les pratiques ne peuvent être décorrélés de postulats, postulats dont aucun discours ne fait l’économie.
Le second texte abordé était un montage de l’introduction et de la conclusion de l’essai Histoire populaire de la psychanalyse (Gabarron-Garcia, 2021). Nous aurions aussi tout à fait pu choisir un extrait de l’ouvrage déjà cité Pour une psychanalyse émancipée, renouer avec la subversion (Laufer, 2022) pour illustrer un aspect de l’histoire du mouvement souvent oublié des Écoles classiques : une psychanalyse militante par essence. Notre choix s’est cependant porté sur l’ouvrage de Florent Gabarron-Garcia qui situe son propos dans le contexte politique du monde dans lequel prend forme la psychanalyse, au début du xxe siècle, soulignant notamment l’émergence de nouvelles utopies, profondément marquées par les idéaux socialistes de l’époque. Dans la continuité du premier extrait étudié, le texte de Florent Gabarron-Garcia présente ainsi les moments historiques où la psychanalyse a été convoquée à des fins particulièrement répressives, par des psychanalystes qui défendaient paradoxalement l’idée d’une psychanalyse apolitique. Les exemples donnés par l’auteur illustrent notamment le potentiel réactionnaire de la psychanalyse lorsqu’elle décrédibilise différents mouvements de révoltes historiques et n’est pas sans nous rappeler un discours commun renvoyant les militant·e·s à une prétendue régression au niveau d’une toute-puissance infantile, dans une société de jouissance sans entrave. Le terme de « psychanalysme »10, emprunté par Florent Gabarron-Garcia au sociologue Robert Castel, a été largement repris lors des interventions des participant·e·s, témoignant de son utilité pour désigner ces postures.
Il était cependant particulièrement important pour nous de choisir des supports théoriques qui n’occupent pas la seule place de critique d’une certaine psychanalyse dominante aux référentiels oppressifs, mais qui donnaient également à voir des pratiques psychanalytiques militantes et inspirantes, ouvertes vers d’autres possibles. Ainsi, en dressant les portraits de quelques figures du mouvement s’étant illustrées par leur synthèse entre la pratique de l’analyse et les idées politiques de leur temps, F. Gabarron-Garcia met également en lumière les origines profondément militantes du mouvement, son avant-gardisme social et sa subversion. Après avoir constaté au début de son ouvrage un appauvrissement idéologique de la discipline sur des sujets sociaux contemporains pourtant essentiels, l’auteur invite dans sa conclusion à renouer avec la puissance subversive de la psychanalyse en revenant à ce qui, dès ses origines a pu faire sa force : l’inscription de la discipline et de ses acteur·ice·s dans les enjeux sociaux et politiques de leur époque.
Enfin, le texte de Silvia Lippi et Patrice Maniglier nous a permis d’aborder la question davantage d’un point de vue clinique. Nous aurions aussi pu choisir aujourd’hui le riche essai de Nicolas Evzonas déjà mentionné qui, à travers ces descriptions cliniques détaillées, propose une réflexion approfondie sur ce que nous pourrions appeler un contre-transfert social (en résonance avec une hétéro-cis norme intériorisée) et sur ce qu’il appelle une « adhésion défensive au savoir disciplinaire ». Dans l’article de Silvia Lippi et Patrice Maniglier, il est question de penser un accueil inclusif en partant d’exemples de parcours transidentitaires. Nous avons invité les participant·e·s à entendre cette entrée comme un prétexte à questionner l’accueil des parcours identitaires dits « hors des normes », au-delà des préoccupations de genre. L’angle d’approche des auteur·ice·s fait par ailleurs continuité avec les idées des deux textes précédents : « Il ne s’agira pas ici de parler à propos des trans du point de vue de la psychanalyse mais bien à propos du discours psy à partir de ce que les expériences trans font à l’espace public » (Lippi & Maniglier, 2021, p. 6).
Cette entrée nous a permis de questionner ensemble les limites à considérer spécifiquement une clinique trans, là où les singularités des parcours, des personnes et des structures psychiques sont diverses. Ainsi, l’encart des auteur·trice·s rappelant que toute structure psychique peut (dés)organiser tout sujet, indépendamment de l’identité de celui-ci, est bienvenu : à chacun·e son bricolage plus ou moins heureux, trans ou cis relevant autant d’un·e potentielle symptomatologie. La seule expérience commune des personnes aux identités minorisées semble alors être celle d’un vécu de discrimination dans l’espace social et de soin, dimension nécessaire à entendre pour ne pas le reproduire et requérant une écoute qui ne peut se résoudre à « ne pas faire de distinction » dans l’accueil des singularités. Ce vécu de discrimination peut par ailleurs évidemment devenir le terreau d’une expression psychopathologique mais si tel est le cas, c’est bien au sein d’une réalité sociale que nous ne pouvons pour autant pas minimiser. C’est ce regard qui permet de sortir d’une tendance à la pathologisation des parcours trans. Les auteur·trice·s dénonçent par exemple ce raccourci commun qui consiste à assimiler les transidentités au diagnostic de « dysphorie de genre », cette symptomatologie n’étant pas nécessairement présente dans tous les parcours transidentitaires et de rappeler ainsi que « la question de l’identité de genre est loin d’être obsédante dans toutes les expériences trans » (Lippi & Maniglier, 2021, p. 57). Nous ajouterons que les questions identitaires traversent tout un chacun·e.
La demande d’un espace psy- « safe »
Au sein des échanges cliniques, de nombreux·ses praticien·ne·s témoignent d’une « nouvelle » demande qui se répète aux portes des cabinets : celle d’un espace « safe ». Les vécus d’oppressions systémiques, en particulier au sein des milieux institutionnels et du soin ne sont pourtant pas nouveaux. Pas plus que ceux de troubles dans le genre, ou que les demandes des patient·e·s/analysant·e·s adressant leurs besoins au sein de l’espace analytique, comme Emmy Von N. le formulait déjà à Freud en 1889 avec son fameux « Laissez-moi parler sans m’interrompre ». Ce qui semble nouveau cependant, c’est la manière dont se multiplie pour y recourir, l’utilisation de signifiants spécifiques, renvoyant à un référentiel de pensées issues du militantisme féministe intersectionnel. Ici nous ne pouvons ignorer les effets de visibilisation et de conscientisation qu’ont eus sur la sphère sociale les luttes pour l’égalité des droits ces dernières décennies. Qu’il s’agisse de l’adoption du Mariage pour tous·tes, des dénonciations massives de violences sexistes et sexuelles au sein d’instances de pouvoir telles que l’a symbolisé le mouvement #meetoo, ou de la représentativité de personnes sortant des normes habituellement valorisées, il est devenu possible de formuler ces vécus de violence et ainsi d’exiger des besoins pour s’en protéger. Que signifient donc ces demandes d’un espace analytique safe ? Que nous enseignent-elles ? Comment pouvons-nous nous situer vis-à-vis d’elles ? Ce sont également ces questions qui ont jalonné nos échanges théoriques et cliniques.
Le mot safe à l’étymologie latine salvus et emprunté à l’anglais, peut signifier à la fois la qualité d’être « sûr·e », « solide », « sécurisé·e », mais aussi « entier·e ». Il renvoi généralement à des personnes ou à des lieux (« safe spaces »). En l’articulant avec la pensée psychanalytique, il nous renvoi au parent « suffisamment bon » winnicottien, ainsi qu’à l’espace transitionnel que le petit d’homme se construit en autonomie comme relai au holding et autres soins incorporés (Winnicott, 1956/2006). On entend dans la terminologie la dimension de support, de contenance, et y percevons les capacités du parent et du psychanalyste « suffisamment bons » à survivre aux attaques pulsionnelles et à contenir les angoisses archaïques. Nous percevons également l’espace transitionnel des séances psy- et l’une de leurs fonctions : permettre l’intériorisation progressive d’une sécurité interne et du sentiment continu d’exister. L’expression « se sentir safe » signifie quant à elle « se sentir en sécurité, en confiance », ce qui est par ailleurs un prérequis au travail psychanalytique. Son emploi en tant que nom commun, tour-à-tour « coffre-fort », « garde-manger » ou « préservatif » en anglais, va d’ailleurs jusqu’à l’ancrer dans une dimension sémantique de sécurité fondamentale, voire vitale. Dans son usage militant, né aux États-Unis d’abord dans les milieux gays réprimés des années 1960, puis au sein des milieux féministes, il apparaît peu à peu au cœur des universités, et c’est ainsi qu’il s’enrichit de sa dimension intersectionnelle. Il s’agit donc de la mise en place d’espaces créatifs, permettant l’expression hors des champs oppressifs habituels. Quel autre espace que celui de la cure devrait pouvoir incarner ce lieu créatif de libre parole, lieu à soi, lieu-soi, se situant entre réalité externe et réalité interne et assurant le sentiment d’exister ? Un espace assurant aux sujets d’avoir leur place dans le monde et où leurs subjectivités peuvent se déployer sans que l’on parle à leur place ? (Vallet-Armellino, 2017). Et cela particulièrement lorsque nous constatons que certain·e·s analysant·e·s investissent leurs séances comme le premier espace social où expérimenter en pratique leur expression identitaire jusqu’alors censurée. Pourtant, les demandes d’un espace safe persistent, des listes de médecins et de psy- dits safes voient le jour, des témoignages d’accueils violents continuent d’exister.
En ce qui concerne les demandes que nous recevons, cet anglicisme nomme un·e professionnel·le suffisamment conscient·e des oppressions sociales systémiques pour pouvoir interroger les effets de la place qu’iel occupe vis-à-vis du patient·e/de l’analysant·e et ainsi d’éviter de reproduire ces violences à son insu. Cette conscientisation demande que l’écoute de la réalité psychique du sujet ne vienne pas invisibiliser, minimiser ou même discréditer la reconnaissance commune d’une réalité de violences sociales systémiques intersectionnelles. Ainsi, le travail de la symptomatologie des sujets peut se mener avec eux seulement une fois l’alliance thérapeutique instaurée, à travers un transfert qui reconnaît l’identité sous laquelle le sujet s’abrite pour se dire. Sa mise en place est d’autant plus exigeante quand il s’agit de sujets ayant pour vécus des violences systémiques, du fait que celles-ci ont tendance à être refoulées par le monde social. De ce fait, les tentations, automatismes ou défenses du/de la psy-, lorsqu’iel minimise des événements ou les renvoie systématiquement à la réalité psychique individuelle, constitue une violence en elle-même. L’idée qu’une écoute universelle permettrait à tout·e clinicien·n·e d’accueillir n’importe quelle parole sans qu’iel ait besoin de familiariser avec une thématique particulière, est un fantasme qui renvoie à la « neutralité bienveillante11 », faisant l’impasse sur les dynamiques d’oppressions sociales qui viennent entacher nos cadres et postures.
Pour autant, l’espace psychanalytique, le psy-, peuvent-ils être safe ? Si on l’entend du côté d’un espace, d’une pratique ou d’une écoute, qui préserverait d’angoisses ou de reviviscences traumatiques, il semble que la psychanalyse ne puisse répondre à la demande adressée. Mais s’il s’agit d’un espace, d’une pratique ou d’une écoute, au travail d’une conscientisation de ce croisement psychanalyse/politique, réalité psychique/réalité sociale, alors oui, certainement peut-elle y prétendre. Encore faut-il bien sûr préciser avec le sujet reçu de quoi est faite sa demande singulière à travers l’emploi de ce signifiant. Nous noterons cependant un point d’attention concernant les limites de la posture « naïve » dans l’écoute : se faire enseigner du sujet peut impliquer de lui faire porter la charge mentale de l’éducation militante, ce qui selon nous peut être un frein au climat de confiance et ainsi à la création de l’alliance thérapeutique.
Conclusion
Il n’est pas inconnu que le Planning Familial fasse régulièrement l’objet d’attaques réactionnaires plus ou moins virulentes. Cette fois-ci, ces journées ont été ciblées lors du conseil municipal de la ville où nous sommes implanté·e·s, par certain·e·s élu·e·s d’opposition alertant « des dérives idéologiques du Planning Familial ». Était alors en jeu l’attribution d’un financement sollicité par l’antenne de l’association -qui a finalement pu être attribué-. Cependant nous constatons que de façon générale, les actions des Planning Familiaux et autres associations qui s’en approchent politiquement sont régulièrement attaquées et que leurs soutiens peuvent être précaires, fragilisant par la même occasion les espaces d’accueil en santé mentale, notamment ceux recevant des publics LGBTQI+OC.
Dans ce contexte, il nous semble d’autant plus nécessaire de poursuivre le travail en faveur de la visibilisation d’une psychanalyse située, dans l’optique de penser ensemble des pratiques analytiques qui renouent avec la subversion. Y est en jeu également l’accueil des nouvelles générations de psy-, qui se seront construites dans un monde social post-#metoo, au risque de les voir se détourner de la psychanalyse, jugée dans son ensemble trop réactionnaire. Ainsi, nous saluons pour exemple le concept de sororité que Silvia Lippi et Patrice Maniglier (2023) proposent d’introduire aux théories psychanalytiques, pensé comme un lien social se démarquant du lien social dominant et dont le symptôme collectif (notamment le fait de lutter ensemble) peut être une forme de sortie vers un symptôme heureux.
Pour finir, il est nécessaire de souligner que malgré la relative homogénéité sociologique des participant·e·s à ces journées, les échanges n’ont pas toujours fait consensus. Une majorité a pu exprimer dans l’après-coup que ces rencontres avaient été riches autant du point de vue de leur format que des sujets abordés, et semblait adhérer aux postures proposées. Quelques participant·e·s, au contraire, n’ont pas été convaincu·e·s par le propos, se positionnant davantage dans une tradition de pensée « humaniste », discutable pour nous en ce qu’elle occulte des inégalités intersectionnelles. Ce point nous permet de relever par ailleurs que, même lorsque la psychanalyse est politisée, elle peut continuer à éprouver des difficultés à travailler ses points aveugles au sein même des luttes intersectionnelles (ethnocentrisme, validisme, etc.). Nous avons déjà souligné les limites concernant la sociologie de ces deux groupes pour penser ces questions. Une des difficultés principales identifiées également était l’ampleur des thématiques à aborder quand il s’agit de sensibiliser des personnes peu familiarisées avec ces concepts. Par où commencer ? Comme nous l’avons présenté en introduction, le fait d’avoir choisi un corpus qui entre dans le sujet notamment par la thématique du genre, venait répondre pour une part à une demande croissante des professionnel·le·s à l’adresse du Planning Familial concernant l’accompagnement de personnes notamment en parcours transidentitaires. Les possibilités d’aborder la question d’une psychanalyse située sont néanmoins vastes et de nombreuses façons d’entrer dans la thématique sont possibles, comme par le champ CRIP12 ou décolonial. Dans cette perspective de lutte collective, il nous semble donc nécessaire de poursuivre ce travail de développement de formats inclusifs et transdisciplinaires, et de tenter ainsi de reconnecter la psychanalyse et ses praticien·ne·s aux enjeux de la société contemporaine et des individus qui la constituent.
Remerciements
Remerciements particuliers à Glenn Le Gal, Pierre Bonny, Quentin Dumoulin, Guillaume Grasland, Emmanuel Pellequer, Lucie Valton, Julie Puigmal, Salomé Berdah, Kim Mc Clay et Raphaëlle Herout pour leurs regards sur ce travail. Nous remercions l’ARS Bretagne et le Planning Familial 35 pour leur soutien.
Conflits d’intérêt
Pas de conflits d’intérêts déclaré.