Introduction
Contexte
Depuis 2014-2015, plusieurs interventions militaires ont été menées contre l’État Islamique1 (EI) par la Coalition Internationale en Irak et en Syrie (rassemblant 79 États ainsi que l’OTAN et l’Union Européenne), conduisant au retour dans leur pays d’origine d’individus partis rejoindre l’EI en zone irako-syrienne : les « revenant·es » du jihad (Thomson, 2016). Parmi les départs, on comptabilise environ 1500 à 2000 Français·es (ou de double nationalité), ce qui place la France en tant que premier pays européen en matière de départs (Micheron, 2020 ; Sauvage, 2019). Les femmes françaises constituent (avec les enfants) la quasi-exclusivité des retours récents, par le biais du rapatriement (Renard et Coolsaet, 2018), et ne bénéficient pas du même traitement juridique, médiatique et politique que les hommes. En effet, la présidence de la république s’est positionnée en 2017 pour une prise en charge « au cas par cas » des femmes et des enfants français·es présent·es en zone irako-syrienne.
Dès 2019, le gouvernement français a donc mis en place un dispositif de prise en charge des enfants. Plusieurs rapatriements d’enfants — orphelin·es ou dont les mères avaient été condamnées pour appartenance à l’EI — ont été réalisés au « cas par cas » sur le territoire français (Marin, 2019 ; Sauvage, 2019). Puis, les rapatriements des enfants dont les mères avaient donné leur accord (et sont restées sur place) sont devenus davantage systématiques (Le Parisien avec AFP, 2020). Enfin, à partir de 2023, la France a commencé à rapatrier également une partie des femmes détenues dans les camps Kurdes (Pierre et Baujard, 2023). En juillet 2023, ce sont 169 enfants et 57 femmes adultes qui avaient été rapatrié·es sur le territoire français depuis 2019, alors que plusieurs dizaines de femmes et plusieurs centaines d’enfants restaient toujours sur place (Le Monde avec AFP, 2023). Plusieurs rapatriements individuels pourraient être organisés, mais les rapatriements collectifs ne devraient pas se poursuivre, puisque toutes les femmes ayant fait la demande de quitter la zone Irako-Syrienne ont déjà été rapatriées (ibid.). De fait, il existe un enjeu de réintégration de ces femmes « revenantes » au sein de la société française, qui vont être confrontées aux représentations sociales et médiatiques qui sont véhiculées à leur égard.
Des représentations genrées à la discrimination
De façon générale, les femmes sont la cible de représentations sociales particulières, incluant de nombreux stéréotypes et préjugés qui impactent considérablement leur quotidien. Les représentations sociales peuvent se définir comme un ensemble de connaissances, d’opinions, d’attitudes et de croyances partagées par des individus, à propos d’un objet spécifique (Jodelet, 1984, 2015). Celles-ci sont créées, transmises et mises à jour par la communication, et influencent les comportements des individus dans leur vie quotidienne (Jodelet, 1989 ; Marková, 2000 ; Moscovici, 2013). L’appréhension des représentations sociales pourrait alors se faire en tant que « méta-théorie unificatrice des sciences sociales » (De Rosa, 2014, p. 20). Cette conception implique notamment la considération « des constructions interdépendantes et dimensions socio-psychologiques, incluant les attitudes, les cognitions, les émotions, les composantes idéologiques, les stéréotypes, la mémoire sociale et collective, les pratiques sociales, les éléments symboliques, la communication et les identités multidimensionnelles » (De Rosa et al., 2021, p. 1170).
Dans le cadre des relations intergroupes, le genre d’une personne constitue l’une des caractéristiques les plus déterminantes de la perception que les individus vont avoir à son égard, et est construit socialement autour de nombreuses croyances et attentes en termes de rôles sociaux, de traits de personnalité, ou bien d’intérêts et de capacités intellectuelles (Ellemers, 2018 ; Faniko et Dardenne, 2021). Les femmes sont perçues comme « biologiquement » distinctes des hommes ; naturellement plus chaleureuses, mais moins compétentes ; et donc davantage prédisposées à des activités liées au care et à la maternité (Eagly et Wood, 2016 ; Ellemers, 2018). Ces caractéristiques stéréotypiques essentialisées conduisent à une dichotomisation d’une société androcentrique, scindée en rôles sociaux genrés (associés aux concepts de masculin et de féminin), et asymétriques (en faveur du masculin) (Hurtig, 1982, 2005).
Par ailleurs, les représentations sociales, en tant que prisme interprétatif de la réalité, permettent de mieux la comprendre, de communiquer et de façonner le réel (Moscovici, 1976 ; 2013). Celles-ci servent de guides pour orienter les actions et les communications sociales (Jodelet, 2015) et sont également étroitement liées aux relations inter-groupes et les influencent (Abric, 2003). Les représentations sociales peuvent donc engendrer de la discrimination à l’égard d’autrui, par le biais des préjugés, découlant des stéréotypes qui en constituent la dimension cognitive (Faniko et al., 2022 ; Stangor, 2009 ; Yzerbyt et Demoulin, 2010). En effet, les préjugés sont fréquemment source de discrimination, lorsque les individus passent à l’acte à travers un comportement négatif envers l’exogroupe cible (Bourhis et al., 1994 ; Faniko et al., 2022 ; Yzerbyt et Demoulin, 2010).
Dans le cadre des stéréotypes de genre, ces préjugés peuvent prendre des formes diversifiées mais néanmoins complémentaires, telles que le sexisme hostile et le sexisme bienveillant (Barreto et Ellemers, 2005 ; Glick et Fiske, 2001, 2018). Ces deux formes d’idéologies témoignent respectivement d’une antipathie explicite pour les femmes remettant en question le statu quo, pour le sexisme hostile ; et de la valorisation de la soumission de la femme aux rôles de genre subordonnés qui lui ont été attribués, pour le sexisme bienveillant (Glick et Fiske, 2001). Elles permettent ainsi de maintenir le statu quo à dominance patriarcale, et de perpétuer les inégalités de genre en défaveur des femmes, tout en les justifiant (Verniers et Martinot, 2015).
Quelles représentations de la femme combattante et des « revenantes » ?
Comme montré précédemment, les femmes vont être assignées à des stéréotypes négatifs et subir du sexisme tout au long de leur vie. Les « revenantes » du jihad ne sont pas épargnées par ces stéréotypes de genre, qui sont liés et s’imbriquent dans les représentations sociales que la population peut avoir à leur égard. En effet, le sexisme (notamment bienveillant) à l’égard de la femme se retrouve également à travers la perception de la femme combattante de façon générale.
Par exemple, selon une étude menée auprès d’une population composée d’experts du contre-terrorisme/de l’extrémisme violent, il existerait trois stéréotypes visant les femmes combattantes et qui auraient un impact direct sur leur prise en charge (Schmidt, 2022). En premier lieu, la femme combattante peut être perçue à travers l’image de la victime, dépourvue d’esprit, manipulée et victime de violence (conjugale). Cette image peut être mise en perspective avec le stéréotype occidental de la femme Musulmane, décrite comme passive, contrainte et victime de discrimination et de violences physiques (Navarro, 2010). En effet, la littérature a montré que les femmes impliquées dans les organisations terroristes étaient fréquemment présentées comme des « épouses de jihadistes », dépourvues d’agentivité et vulnérables, venant contraster la réalité de l’acte hautement agentif de rejoindre le groupe terroriste (Martini, 2018).
Une autre image stéréotypique est celle de la bonne mère (Schmidt, 2022). La femme combattante y est perçue uniquement à travers le prisme de la maternité, en tant que seule responsable de l’éducation des enfants et de leur éventuel endoctrinement. À l’inverse de l’image de la victime, les femmes perçues à travers leur rôle de mère sont jugées particulièrement sévèrement par le grand public et lors des procès, notamment s’il est démontré qu’elles ont transmis à leurs enfants une idéologie extrémiste (Schmidt, 2022).
Enfin, la troisième image stéréotypique est celle du monstre, émanant de l’idée que « les femmes impliquées dans la violence sont dérangées, encore plus violentes que les hommes, imprévisibles et sauvages » (Schmidt, 2022, p. 962). Les femmes sont imagées comme des kamikazes, ou bien des veuves noires, bien que ces rôles soient minoritaires parmi ceux occupés par les femmes au sein des organisations terroristes. Perçues comme des « aberrations », celles-ci sont totalement écartées des politiques de prise en charge et bénéficient de peu de ressources (voire d’aucune) pour favoriser leur désengagement et leur réintégration. Dans cette lignée, Lönnroth-Olin et ses collègues (2023) ont également montré que les femmes qui ont été rapatriées des camps d’Al-Hol étaient décrites par les médias (finlandais) à travers le registre de la menace étrangère perçue (incluant des aspects de tromperie) ; de la mauvaise mère négligeant ses obligations ; de l’irrationalité et de la bêtise due à un lavage de cerveau.
En conséquence, les femmes « revenantes », bien que n’ayant pas nécessairement participé à la lutte armée, sont en partie perçues à travers l’image de la menace et de la femme combattante. Plusieurs études ont montré que les stéréotypes relatifs aux femmes combattantes ont un impact direct sur leur réinsertion ; mais également sur leur prise en charge par les autorités de leur pays d’origine. En effet, Hirschfield et Piquero (2010) ont mis en évidence que la réinsertion des ex-délinquant·es (sans distinction de genre) dépendait largement de la façon dont elles/ils sont perçu·es par les membres de la communauté, et des attitudes (incluant les stéréotypes négatifs) auxquels elles/ils sont confronté·es.
En Syrie, la discrimination et le stigma social constitueraient ainsi l’un des enjeux principaux de la réintégration des femmes « revenantes » des camps d’Al-Hol au sein de la société, notamment au sein des communautés locales, ou en matière d’employabilité (Procter et Barry, 2024). Concernant la réintégration au sein des sociétés occidentales, une étude canadienne a, quant à elle, montré que les femmes « revenantes » de l’État Islamique étaient confrontées au racisme et à l’islamophobie (i.e., « attitudes ou émotions négatives systématiques visant l’Islam et les Musulman·es » ; Bleich, 2011, p. 1585), notamment à travers les réseaux sociaux (Jiwani, 2021). Par ailleurs, les perceptions erronées de la femme en tant que victime et dépourvue de pouvoir d’agir engendrent d’une part, davantage de laxisme dans les procès et dans la détection d’un éventuel passage à l’acte, dans la mesure où leur rôle n’est pas pris au sérieux ; et d’autre part, une mauvaise adaptation des programmes de désengagement, majoritairement conçus pour les hommes (Schmidt, 2022).
Objectifs de l’étude
L’objectif de cet article est donc d’investiguer les représentations sociales et médiatiques des femmes « revenantes » qui sont véhiculées au sein de la société française, de façon exploratoire. En effet, l’appréhension des représentations sociales des « revenantes » permettra de comprendre la création d’un sens commun autour du phénomène de leur retour sans que les individus (hors experts du domaine) y soient confrontés de façon directe, à travers l’articulation et le passage du savoir expert au savoir profane (Moscovici, 2013).
Ainsi, nous chercherons à comprendre si ces représentations sont liées à des opinions distinctes en matière de réinsertion comparativement aux hommes et aux enfants, dans la mesure où les femmes ne bénéficient pas du même traitement juridique et médiatique (e.g., rapatriement « au cas par cas » des femmes et des enfants).
De façon plus large, l’objectif est d’appréhender la perception de la femme dans un contexte sociétal spécifique de relations intergroupes tensionnelles, et d’en saisir les conséquences en matière d’attitudes. Par ailleurs, les femmes « revenantes » faisant face à différentes problématiques en termes de stéréotypes de genre, de racisme, et d’islamophobie, nous chercherons à explorer les enjeux du contexte en termes d’intersectionnalité.
Posture des chercheur·ses et épistémologie intersectionnelle
Les chercheur·ses ayant conduit cette recherche ont un double ancrage théorique : celui de la psychologie sociale et celui de la psychologie de la santé. Du fait de cette double affiliation, la mobilisation d’une approche intersectionnelle a paru hautement pertinente, et la plus heuristique. L’intersectionnalité renvoie à « une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité́ des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée. Elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle2 » (Bilge, 2010, p. 70). Ainsi, bien que la question de l’intersectionnalité ne soit pas systématiquement prédominante dans le champ de la psychologie sociale (Bowleg, 2017), celle-ci est de plus en plus prise en compte dans le champ de la psychologie de la santé, notamment dans la littérature anglophone (Carde, 2021 ; Heard et al., 2020). L’approche intersectionnelle permet notamment d’appréhender plus finement les inégalités sociales de santé en proposant des approches compréhensives du vécu des personnes cibles d’oppressions multiples (Heard et al., 2020). De fait, plusieurs appels pour une meilleure prise en compte des enjeux d’intersectionnalité ont été émis en psychologie (critique) de la santé, découlant sur des recommandations concrètes en termes de réflexivité et de méthodologie (e.g., Abrams et al., 2020 ; Bauer, 2014 ; Heard et al., 2020). C’est dans cette démarche réflexive que les chercheur·ses ont souhaité étendre l’application de l’intersectionnalité en psychologie de la santé pour appréhender la problématique sociétale qu’est celle de la perception sociale des femmes « revenantes » et de leur réintégration.
Méthodologie
La triangulation
La méthodologie de cette recherche a été pensée dans une visée de triangulation afin d’appréhender la perception sociale des « revenantes » de façon holistique et dans sa complexité, mais également afin d’articuler et de mettre au regard les différentes facettes représentationnelles (Figure 1). Ainsi, Denzin (1970/2009) aux prémisses des discussions relatives à la triangulation, en identifie quatre formes : la triangulation des données, la triangulation des investigateurs, la triangulation théorique et la triangulation méthodologique.
Dans le cadre de cette recherche, les données issues de différentes méthodes ont été triangulées (entretiens, presse, questionnaire auprès de la population générale). Chaque méthode visait à appréhender un aspect spécifique de l’objet. Les entretiens avaient pour objectif de saisir les représentations sociales des « revenantes » dans une visée exploratoire. L’analyse de presse visait à appréhender les représentations médiatiques de ces dernières auprès de la presse écrite à laquelle les participant·es des entretiens avaient été exposé.es. L’association libre aspirait à saisir ces représentations sociales d’un point de vue plus systématique, auprès d’un large échantillon de la population générale. Enfin, à travers le questionnaire en ligne, nous avons cherché à appréhender de façon quantitative les attitudes envers les « revenantes » et les opinions concernant leur rapatriement.
Une triangulation des investigateur·rices (inter-chercheur·ses) a également été mise en place pour les interprétations des analyses lexicométriques réalisées sur les données qualitatives afin de croiser les regards et de s’assurer de la fiabilité des observations. Par ailleurs, nous avons cherché à mobiliser une pluralité de théories pour appréhender l’objet (e.g., modèle du contenu des stéréotypes, théorie de la menace intégrée, champ des représentations sociales et des émotions intergroupes...). Cette triangulation théorique a également conduit à la mobilisation de méthodologies et de techniques d’analyse des données empruntées à différentes épistémologies afin de les croiser (e.g., stéréotypes et représentations sociales). Enfin, rejoignant la multiplicité des sources de données, une triangulation méthodologique a été mise en place, s’appuyant sur des méthodologies qualitatives et quantitatives.
Ainsi, au-delà de la recherche de validité interne, la triangulation mise en place a permis de s’assurer de la fiabilité, de la cohérence et de la consistance des données ainsi que de leur validité écologique (Jodelet, 2014). Dépassant la recherche de convergence entre les données, la triangulation a permis d’une part d’en exploiter les contradictions pour accroitre la compréhension ; et d’autre part d’appréhender l’objet sous différents angles, de façon holistique, dans sa globalité, sa diversité et sa complexité (Flick et al., 2015).
De fait, la présentation des résultats ne se fera donc pas étude par étude. Les analyses menées viendront alimenter plusieurs questions de recherche, afin de renforcer un argumentaire, ou bien au contraire de proposer une discussion des points de tension entre résultats divergents. Les entretiens ont fait l’objet d’une lecture linéaire du corpus. Les associations libres et le corpus de presse ont fait l’objet d’analyses lexicométriques. Les données quantitatives ont fait l’objet d’analyses statistiques menées sur le logiciel JASP.
Étude 1 : Les entretiens
Procédure
Des entretiens semi-directifs ont été réalisés dans l’objectif de saisir les représentations sociales que les individus peuvent avoir les individus « revenant·es » du jihad, de façon exploratoire. Le recrutement a été réalisé par effet boule de neige. La taille de l’échantillon a été déterminée lors de la collecte des données, par principe de saturation (Glaser et Strauss, 1967 ; Guillemette, 2006).
Matériel
L’objectif du guide d’entretien était de saisir les représentations sociales relatives aux individus « revenant·es » de façon générale. Une première question d’association libre a donc été posée afin de débuter l’entretien : « Si je vous dis “revenants du jihad”, qu’est-ce que cela vous évoque ? ». Cette question nous a permis d’une part de saisir le contenu des stéréotypes relatifs aux individus « revenant·es » (Devine et Elliot, 2000), mais également d’observer si les femmes étaient spontanément évoquées par les participant·es. En effet, l’utilisation volontaire de termes inducteurs non épicènes et mobilisant le masculin générique (qui est la forme de langage la plus commune et normalisée en français, Tibblin, 2020) a permis de ne pas induire l’image de la « revenante » chez les participant·es et d’observer si la femme était spontanément évoquée, ou si elles/ils se représentaient les « revenant·es » comme une figure exclusivement masculine. L’utilisation de l’expression « personnes revenant du jihad » n’a également pas été utilisée à dessein, afin d’investiguer une éventuelle (dés)humanisation des « revenant·es ». Par la suite, le sujet des femmes « revenantes » a été abordé par deux questions spécifiques : « Et les femmes “revenantes”, comment les décririez-vous ? » ; « Quel est votre sentiment concernant ces femmes ? ». La seconde question visait à appréhender les aspects affectifs et émotionnels liés aux préjugés (Fiske et Taylor, 2011).
Population
Ainsi, seize entretiens ont été conduits auprès d’individus « tout-venant·e » de nationalité française (à l’exception d’un participant de nationalité franco-syrienne), en février 2021. L’échantillon a été équilibré en termes de genre et de parentalité et est ainsi composé de quatre femmes sans enfant, quatre femmes avec enfant(s), quatre hommes sans enfant et quatre hommes avec enfant(s). La moyenne d’âge de l’échantillon est de 38.5 ans (SD = 10.09).
Étude 2 : L’analyse de presse
Procédure
À la suite des entretiens, une analyse de presse a été réalisée afin d’investiguer les représentations médiatiques des individus « revenant·es » du jihad. En effet, la littérature a montré d’une part, que les productions médiatiques sont le reflet des représentations sociales, puisque ce sont les mêmes individus qui produisent, véhiculent et conçoivent les unes et les autres (Moscovici, 1984 ; Joffe et Orfali, 2005 ; Rouquette, 1996) ; et d’autre part, que les médias jouaient un rôle important dans la construction de l’altérité et dans l’orientation de l’opinion publique ainsi que des pratiques (Mannarini et al., 2020).
Selon Hart (2007), les différentes représentations des groupes et des phénomènes sociaux véhiculés par les médias vont exercer une influence sur la façon dont les individus vont les percevoir et y répondre. Par exemple, l’association entre personnes de confession musulmane et terrorisme véhiculée par les médias conduirait à la construction de stéréotypes et de préjugés envers les individus de confession musulmane, et légitimerait les discriminations à leur égard (Ameline et al., 2019). Ce phénomène est d’autant plus important que, pour certains groupes ou événements, les médias représentent la principale, voire l’unique source d’information dont les individus disposent (puisqu’elles/ils n’y seront jamais confronté·es dans leur vie quotidienne).
Compte tenu du faible nombre d’individus revenant du jihad (proportionnellement à la population française), nous postulons que la grande majorité des Français·es ne sera confrontée aux « revenant·es » que par l’intermédiaire des médias (presse et réseaux sociaux). En premier lieu, nous chercherons donc à saisir les évolutions des images associées au phénomène de retour qui pourraient avoir un impact sur le sentiment de menace perçue (Farr, 1993).
Le second objectif de cette analyse de presse est donc de mettre en regard le corpus de presse avec celui des entretiens, afin de les situer dans le contexte médiatique auquel les participant·es ont été exposé·es. En effet, la dernière question des entretiens, relative à la presse, a permis d’identifier 13 sources de presse écrite citées par les participant·es : Le Monde, 20 minutes, Libération, Le Figaro, Mediapart, La Voix du Nord, Le Progrès, L’Obs, Le Point, L’Express, La Dépêche du Midi, France Info, Le Courrier Picard. À partir de ces 13 sources, un corpus de presse de 546 articles a été extrait à l’aide du moteur de recherche Europresse, et du site internet du journal Mediapart, sur la période de 2013 (année des premiers articles mentionnant le retour des jihadistes français) jusqu’au 22 février 2021 (date du dernier entretien).
Les mots-clefs sélectionnés (dans le texte) sont les suivants :
TEXT = jihad | djihad | djihadisme | jihadisme & TEXT = revenant | revenants | revenante | revenantes | retournant | retournants | retournante | retournantes
Étude 3 : L’association libre
Procédure
Une troisième étude a été réalisée afin de saisir les représentations sociales des individus « revenant·es » du jihad auprès de la population générale. Le recueil de données a été effectué à l’aide d’un questionnaire en ligne, réalisé à l’aide de la plateforme LimeSurvey, d’octobre à février 2023. Le questionnaire a été diffusé largement sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter/X, LinkedIn, Instagram, Twitch, Discord, Reddit, sites internet et forums de discussion). La diffusion a également été réalisée auprès d’étudiant·es de l’Université Lumière Lyon 2 et de l’Université de Lorraine, ainsi que par effet boule de neige.
Matériel
Le questionnaire était structuré en trois parties. La première partie visait à recueillir des données sociodémographiques (genre, âge, catégorie socioprofessionnelle, statut de couple, statut parental, langue maternelle, nationalité). La seconde partie visait à recueillir du matériel qualitatif à l’aide d’une tâche d’association libre (De Rosa, 1988). Enfin une troisième partie (cf., étude 4) visait à recueillir du matériel quantitatif dans l’objectif de saisir de façon systématisée les déterminants de l’accueil et de l’(in)hospitalité vis-à-vis des individus « revenant·es ».
Les participant·es décrit.es dans le cadre de cette étude correspondent au sous-échantillon qui a accepté de répondre à la seconde partie du questionnaire, correspondant à l’association libre. Dans une démarche compréhensive et exploratoire, la tâche d’association libre permet d’apporter de premiers éléments de réponse à une question de recherche large, et d’accéder aux représentations de l’objet étudié (Charmillot et Seferdjeli, 2002 ; Dany et al., 2015). Concrètement, la question suivante a été posée aux participant·es : « Quels sont les 5 premiers mots qui vous viennent spontanément à l’esprit lorsque vous pensez aux revenants du jihad3 ? ». Il était imposé aux participant·es de fournir au minimum un mot pour poursuivre le questionnaire.
Population
Au total, 1899 individus ont accepté de participer au questionnaire. Parmi elles et eux, 1237 ont répondu à au moins un mot de la tâche d’association libre. La moyenne d’âge de cet échantillon est de 47.82 ans (SD = 15.13). L’échantillon est composé en grande majorité de femmes (N = 1032, 83.42 %)4. Les données socio-démographiques de l’échantillon sont disponibles en matériel supplémentaire sur la plateforme OSF.
Étude 4 : Le questionnaire en ligne
Population et procédure
À la suite de la tâche d’association libre décrite précédemment, une étude quantitative a été proposée aux participant·es dans le même questionnaire en ligne, réalisé sur la plateforme LimeSurvey. L’objectif était de saisir de façon systématisée les opinions concernant le rapatriement des femmes, des hommes et des enfants, ainsi que les attitudes à leur égard. Ainsi, parmi les 1899 individus ayant accepté de participer au questionnaire, 757 participant·es ont poursuivi la complétion dans son intégralité. La moyenne d’âge de l’échantillon est de 47.91 ans (SD = 15.07). En termes de proportions, l’échantillon est similaire à celui de l’association libre et est composé en grande majorité de femmes (N = 618, 81.64 %). Les données socio-démographiques de l’échantillon sont disponibles en matériel supplémentaire sur la plateforme OSF.
Matériel
Afin d’investiguer les opinions concernant le rapatriement, trois questions ont été posées aux participant·es. Ces questions ont été élaborées à partir des résultats des phases précédentes. Sur une échelle Likert (1932) allant de 1 pour « pas du tout d’accord » à 7 pour « tout à fait d’accord », les participant·es ont dû se positionner vis-à-vis des trois affirmations suivantes : « Selon vous, les [hommes/femmes/enfants] de nationalité française, parti·es rejoindre l’État Islamique et qui sont toujours en zone irako-syrienne, doivent être rapatrié·es sur le territoire français ». Par la suite, trois questions ont été posées afin de mesurer les attitudes envers les hommes, les femmes et les enfants « revenant·es » du jihad sur une échelle allant de 0 pour l’attitude la plus défavorable à 100 pour l’attitude la plus favorable.
Éthique de la recherche
Le consentement oral des participant·es a été recueilli au début de l’entretien et une note d’information concernant leurs droits ainsi que les objectifs de la recherche leur a été transmise. Les droits des participant·es (droit à l’anonymat, possibilité d’arrêter l’entretien à tout moment et sans justification, droit à l’accès à la rectification et/ou suppression des données) ont été rappelés oralement en début d’entretien. Les participant·es ont également donné leur consentement explicite à l’enregistrement des entretiens et à leur retranscription. Un temps de débriefing a été prévu en fin d’entretien afin d’expliquer les finalités de la recherche, et de fournir de plus amples informations aux participant·es qui en faisaient la demande.
Par ailleurs, le questionnaire comportant des données sensibles au regard de la CNIL (cnil.fr), celui-ci a été soumis au comité d’évaluation éthique de l’Inserm et a reçu un avis favorable (IRB00003888) le 12 avril 2022.
Résultats
Qui est la femme « revenante » ?
Une victime invisible, chaleureuse, et peu agentive
En premier lieu, la femme « revenante » est décrite par les participant·es aux entretiens à travers l’image de la victime. Conformément aux travaux de Schmidt (2022), le rôle de la femme au sein de l’organisation terroriste est minoré, voire dénié.
Ça doit pas être elles qui doivent être dans les centres de commandement et qui doivent avoir les meilleurs rôles. Après il faut faire toute la logistique, il faut faire à manger, nettoyer… (Participant·e 3, évocation spontanée)
La place de la femme, telle que décrite par les participant·es, renvoie aux stéréotypes de genre et à l’incongruité entre les rôles sociaux attribués à la femme — davantage de l’ordre de la chaleur et de la communalité5 — et la place de leader, caractérisée par une forte agentivité (Eagly et Karau, 2002). En effet, les études sur les stéréotypes de genre montrent que des attentes spécifiques pèsent sur les femmes, en lien avec les normes sociales véhiculées au sein de la société. Les femmes sont supposées être pourvues de qualités de l’ordre de la communalité et de la chaleur envers autrui et par conséquent, se consacrer à des comportements de soin des autres (Ellemers, 2018), ce qui se retrouve dans le discours des participant·es. Par ailleurs, la femme « victime » est associée et perçue à travers l’image de l’homme. Les participant·es la décrivent au prisme de l’homme (ou des hommes) au(x)quel(s) elle est rattachée (i.e., le mari ou les hommes appartenant au cercle familial).
Il me manque la notion de pourquoi les femmes iraient, mis à part pour suivre les hommes en fait. Je comprends pas pourquoi elles seraient parties. (Participant·e 8, réponse à la question sur les femmes)
Je les décrirais comme des femmes soumises. […] Parce qu’elles sont dirigées par leur homme, en fait. Et ça peut être que des obligations à faire. (Participant·e 9, réponse à la question sur les femmes)
La description de la femme à l’aide d’un référentiel masculin peut donc renvoyer à un phénomène d’assimilation androcentrée (Hurtig, 2005 ; Piolat et al., 1992). Les hommes constituant le « prototype de l’être humain » (Hurtig, 2005, p. 41) sont décrits de façon plus individualisée que les femmes, en tant que groupe dominé, et sujet à une homogénéisation (Lorenzi-Cioldi, 1988). Ici, les participant·es décrivent des femmes manquant d’agentivité, suivant les hommes qui seraient vecteurs de prise de décision. Ce stéréotype de la femme non agentive et manipulée renvoie à la littérature existante qui souligne que les professionnels du contre-terrorisme, ou bien les médias véhiculent une image de femme irrationnelle, manipulée, et ayant subi un « lavage de cerveau » (Lönnroth-Olin et al., 2023 ; Schmidt, 2022).
Je sais aussi qu’il y a des familles, il y a des femmes et des enfants qui sont partis là-bas. On sait pas toujours si c’est vraiment de leur plein gré. […] Les femmes, c’est des suiveuses en fait. Elles ont plus suivi. Alors, ça veut pas dire qu’elles y croient pas. Mais je pense que pour la plupart, elles se sont même pas posé la question de savoir si c’était quelque chose de de juste ou pas. Si c’était quelque chose qu’elles avaient envie de faire ou pas. (Participant·e 16, évocation spontanée)
Certain.es participant·es décrivent également les femmes par le biais des traits de communalité qui leur sont stéréotypiquement associés, comparativement aux hommes (Eagly et Mladinic, 1994 ; Lorenzi-Cioldi, 1988).
La délinquance c’est pareil, elle vient plutôt plus chez les hommes que chez les femmes. Il y a des femmes délinquantes, mais les hommes sont plus eux - de par leur type, peut-être la testostérone, peut-être je ne sais quoi - mais c’est les hommes qui se retrouvent dans les actes de délinquance. (Participant·e 4, réponse à la question sur les femmes)
Au-delà du manque d’agentivité, la femme « revenante » est décrite comme manquant d’esprit, ne se posant pas de question et facilement manipulable, conformément aux résultats de Schmidt (2022). De façon plus générale, cette description rejoint l’image stéréotypique de la femme musulmane passive et contrainte (Navarro, 2010). Certain·es participant·es font d’ailleurs directement référence à ce stéréotype.
Bah ça me fait toujours bizarre parce qu’au final le jihadisme est quand même assimilé à la religion musulmane extrémiste et la place de la femme est très… on va dire maltraitée, malmenée parce que bon elles sont bridées, elles ont énormément d’interdits, donc je me dis pourquoi une femme entrerait de son plein gré dans ce genre d’association quoi. Donc mon ressenti ce serait plus de l’incompréhension par rapport à ça. (Participant·e 7, réponse à la question sur les femmes)
Au sein du corpus d’entretiens, les femmes sont rarement décrites, ce qui peut témoigner de la difficulté des participant·es à se représenter les femmes « revenantes ». En effet, neuf participant·es (sur seize) n’ont pas mentionné les femmes avant que le sujet ne soit abordé dans le guide d’entretien. Cette absence de la femme dans le discours de la majorité des participant·es suggère que les « revenant·es » sont socialement représenté.es comme une figure masculine.
[Comment les décrire : ] Eh bien, je suppose un peu comme les hommes. Ouais, j’ai moins une image de femme en tête, mais y’en a… Y’en a peut-être plus que ce qu’on croit d’ailleurs… Comme les hommes. […] Je pense que je dirais à peu près la même chose, si ce n’est qu’il y a peut-être aussi des femmes qui sont rejetées parce que… peut-être parce qu’elles tombent enceintes… (Participant·e 15, réponse à la question sur les femmes)
L’absence de femmes dans le discours des participant·es pourrait ainsi renvoyer à une forme de processus d’invisibilisation et d’exclusion de l’appartenance à un groupe (qui peut lui-même être lié à un processus de déshumanisation, Bastian et Haslam, 2010). En effet, les personnes qui font l’expériences d’identités stigmatisées multiples sont fréquemment cibles d’invisibilisation (pour une revue récente, voir Sternberg et al., 2024).
Je les imagine pas. Parce qu’on en parle très peu, parce que c’est pas forcément des personnes qu’on voit, qu’on rencontre. Parce que j’imagine qu’on les a mises totalement à l’écart du système. (Participant·e 1, réponse à la question sur les femmes)
Les femmes revenantes… Comment je les décrirais… Bonne question… Alors là… J’y avais pas pensé à celles-là… Les femmes revenantes… (Participant·e 7, réponse à la question sur les femmes)
Les résultats mettent donc en évidence deux positions distinctes au sein du groupe de personnes interviewées : celles pour qui la présence des femmes est pensée (notamment au prisme de l’homme) ; et celles pour qui les femmes sont invisibilisées.
Une victime certes, mais avec du caractère
Bien qu’une partie des participant·es décrivent les femmes comme chaleureuses mais peu agentives, certain·es leur reconnaissent une capacité d’action malgré les conditions imaginées. En effet, certain.es participant·es envisagent qu’au-delà des rôles de genre stéréotypés qui sont selon elles et eux mis en place au sein de l’organisation terroriste, les femmes ont pu avoir une certaine marge de manœuvre en termes d’action martiale.
[Rejoindre la zone irako-syrienne] dans l’optique pour les messieurs de combattre les infidèles et les dames d’épouser des messieurs et de faire des enfants. Voire aussi certaines femmes pour participer à la lutte armée. (Participant·e 10, évocation spontanée)
En l’occurrence, au sein des organisations terroristes, il existe effectivement de fortes disparités entre les rôles attribués aux hommes — davantage martiaux, de l’ordre de la conquête et se conformant aux normes de masculinité — et les rôles attribués aux femmes — de l’ordre du care, de la maternité, du soutien matériel par le travail, ou symbolique par les rituels réalisés (Goldstein, 2003). En revanche, le rôle martial de la femme combattante est fréquemment sous-estimé, bien que plus occasionnel : « de nombreux·ses spécialistes de la guerre et du terrorisme ne considèrent pas sérieusement le rôle des femmes, les considérant comme des suiveuses, des “fan girls”, des sympathisantes ou des “épouses de jihadistes” ; ou plus fréquemment, ne mentionnent ni les femmes, ni le genre » (Schmidt, 2022, p. 955). Le discours des participant·es reflète ici des stéréotypes de genre fondés sur une vision réaliste d’une société patriarcale où les femmes sont dominées mais peuvent tout de même faire preuve d’agentivité sous certaines conditions.
Le premier mot qui me vient c’est guerrières. Parce que ça les oblige à évoluer dans un monde d’hommes qui est pas forcément enclin à laisser la place à la femme. […] C’est un milieu où justement la place de la femme est quand même pas particulièrement développée et je trouve que s’intégrer dans ces milieux-là et puis revendiquer, enfin se politiser et cetera ou aller dans une religion excessive, je trouve que c’est assez fou… oui c’est qu’elles doivent avoir une force de caractère quand même assez particulière. (Participant·e 6, réponse à la question sur les femmes)
C’est des femmes qui ont été brimées toute leur vie. Les femmes qui reviennent de ça, franchement chapeau si elles ont réussi à revenir vivantes. Parce que déjà pour un homme, c’est pas gagné, pour une femme… Quand vous voyez une femme, la difficulté qu’elle a pour trouver sa place dans une entreprise ou même dans sa famille parfois. Alors imaginez dans ce genre de contexte… C’est paradoxal mais c’est des personnes qui sont fortes quand même. Faut avoir un sacré caractère, faut avoir une sacrée détermination pour revenir vivant de ce genre de contexte encore plus quand on est une femme. (Participant·e 4, réponse à la question sur les femmes)
Ainsi, les participant·es évoquent une forme de respect pour l’agentivité de la femme « revenante » au vu de la difficulté perçue du contexte dans lequel elle est insérée.
Une monstrueuse agentivité
En revanche, la femme « revenante » perçue comme hautement agentive peut être liée à une perception bien différente chez certain.es participant·es. En effet, plusieurs témoignages relatent une vision d’une femme agentive, nécessairement malveillante et peu chaleureuse, renvoyant à l’image de la femme « monstrueuse » telle que décrite par Schmidt (2022).
Pour le coup je crois que je leur en veux un peu plus en fait. […] Je me dis que si je pars du fait que ce soit juste pour suivre quelqu’un, alors qu’elles se sont pas posé la question de savoir si… d’emmener ses enfants dans des conditions pareilles et cetera… Je crois que je leur en veux plus pour ça en fait. D’emmener une famille dans de telles conditions. […] j’imagine tout simplement que dans ces familles-là, c’est plus la mère… Je suis pas du tout de cet avis là… mais c’est plus la mère qui s’occupe de l’éducation… enfin qui s’en occupe… pas forcément qui gère l’éducation à proprement parler, mais qui s’en occupe et qui du coup a emmené ses enfants là-dedans. » (Participant·e 8, réponse à la question sur les femmes)
L’agentivité perçue se retourne alors contre la femme qui n’est plus perçue avec respect, mais suscite au contraire des émotions négatives, telles que le ressentiment. En effet, un groupe social perçu comme hautement compétent et faiblement chaleureux au prisme du Modèle du Contenu des Stéréotypes (Cuddy et al., 2007 ; Fiske, 2018), mais susceptible de perturber la société, va faire office de bouc-émissaire. « Les groupes stéréotypés comme étant mal intentionnés, mais également capables de causer des dommages généralisés (généralement des groupes minoritaires qui réussissent), sont susceptibles d’être blâmés. » (Glick, 2008, p. 130)
Par ailleurs, la femme est d’autant plus susceptible d’être blâmée qu’elle est associée aux enfants. Ainsi, la « revenante » agentive peut subir une forme d’effet backlash (Rudman, 1998 ; Rudman et al., 2012) : dans la mesure où elle ne se conforme pas aux rôles sociaux genrés en termes de maternité et est vectrice de prise de décision concernant la famille et les enfants, celle-ci est d’autant moins bien considérée par les participant·es. Conformément à la littérature relative à l’effet backlash : « les réactions négatives contre les femmes agentives sont moins susceptibles d’être dues à la perception de leurs compétences qu’à l’inférence connexe selon laquelle ces femmes sont dominantes (et ne sont donc pas orientées vers la communauté) » (Rudman et Glick, 2001, p. 744).
Celles qui sont renvoyées, c’est celles qui sont renvoyées par le groupe, c’est pas celles qui ont survécu, c’est celles qui ont fait suffisamment leurs preuves dans le groupe pour qu’on les renvoie, donc il n’y a aucune différence entre l’homme et la femme, sauf que la femme va avoir plus de chance de recruter. […] C’est tout aussi dangereux si ce n’est pire, parce que là il n’y a pas de sang de versé tout de suite. C’est très dangereux, c’est 1000 fois plus dangereux que les hommes. […] Pour l’éducation justement, qu’elles puissent communiquer avec les enfants, dans le quartier, sachant que si on parle dans des HLM ou dans des résidences, il en suffit d’une qui puisse gérer les enfants, une nounou, une mamie qui puisse garder les enfants pendant que les parents sont au travail et ça commence très jeune. Là on est sur un scénario de terreur, on est sur l’un des pires scénarios. (Participant·e 5, réponse à la question sur les femmes)
Dès lors, la femme « revenante » agentive est considérée comme dangereuse et menaçante, ce qui génère des réponses d’ordre émotionnel (i.e., terreur), dans la lignée de Stephan et ses collègues (2009). En effet, la menace perçue serait liée au renforcement des mythes légitimateurs de l’ordre social — qui comprennent les stéréotypes et les préjugés — et pourrait être considérée comme un antécédent des stéréotypes négatifs de chaleur (Fiske et al., 2002 ; Quist et Resendez, 2002). Il s’agit ici de l’image la plus négative dépeinte par un·e participant·e : l’image stéréotypique de la femme « monstrueuse » (au sens de Schmidt, 2022) et ayant des intentions néfastes, associée à celle de la mauvaise mère négligeant (voire pervertissant) ses obligations maternelles (Lönnroth-Olin et al., 2023 ; Schmidt, 2022).
Cette représentation de la femme « revenante » peut être perçue conjointement à celle de l’image de la victime.
Par exemple des femmes qui seraient victimes de violences, qui seraient victimes d’agression, de viol, […] qui trouveraient en fait un réconfort dans la religion et qui, par des détournements, se retrouveraient ensuite embrigadées dans le mouvement jihadiste. […] Ou alors des femmes qui sont vraiment dans l’extrémisme et qui veulent tout détruire. (Participant·e 7, réponse à la question sur les femmes)
Cette coexistence de plusieurs représentations contradictoire de la femme « revenante » chez certain.es participant·es peut ainsi renvoyer à une forme de polyphasie cognitive, et à une mise en altérité de ces dernières (Caillaud et al., 2021 ; Renedo et Jovchelovitch, 2007).
Une mère dans tous les cas
Dans tous les cas, que la femme « revenante » soit stéréotypée comme agentive ou non, celle-ci est majoritairement décrite à travers le rôle de la mère. La Figure 2 ci-dessous, représente le graphe d’une Analyse de Similitudes (Degenne et Vergès, 1973) réalisée sur le corpus de presse (cf., étude 2), afin de représenter graphiquement la structure du corpus textuel en mettant en évidence les liens entre les différents termes les plus saillants et les communautés (Marchand et Ratinaud, 2012). Se rapprochant de la technique du clustering, le calcul des communautés permet de repérer les groupes de mots qui sont particulièrement liés entre eux (Csardi et Nepusz, 2006).
L’analyse de similitudes met donc en évidence une structure de corpus en cinq communautés distinctes, parmi lesquelles l’une traite plus spécifiquement de la femme « revenante » : la communauté trois (encadrée en rouge). En effet, le lexique de cette communauté traite de la « famille » et mentionne les « enfant[s] » (cinquième terme le plus cité, N = 1197), qui sont liés aux « femme[s] » (neuvième terme le plus cité, N = 951), aux « homme[s] », et à l’idée de « suivre ». Dans le corpus de presse, on retrouve donc l’image de la femme non-agentive, suiveuse (des hommes), et associée à la famille et aux enfants. Celle-ci y est décrite par les médias au prisme de son rôle de mère, conformément aux stéréotypes de genre en vigueur (Eagly et Mladinic, 1994 ; Eagly et Wood, 2016).
Cette association entre femmes et enfants présente dans le discours médiatique se retrouve également dans les évocations libres des participant·es à partir du terme inducteur « revenants du jihad » (cf., étude 3). Comme pour le corpus de presse, une analyse de similitudes (Degenne et Vergès, 1973) a été réalisée sur le corpus d’associations libres (Figure 3). Celle-ci a mis en évidence une structure de corpus en cinq communautés distinctes.
Au sein de ce corpus, la cinquième communauté (encadrée en rouge) est centrée autour du terme « enfant » (cinquième mot le plus cité, N = 149), qui est lui-même lié à la « femme » et à la « famille ». On retrouve ici encore l’association entre ces trois termes qui renvoie à l’image de la femme au prisme de son rôle de mère.
C’est au sein de cette communauté que le lexique de la prise en charge des individus « revenant·es » apparait avec la « prison », la « réinsertion », le « suivi », la « justice », le « risque », ou bien le mot « camp » (qui renvoie à l’actuelle situation des femmes et enfants en zone Irako-Syrienne). On y retrouve également la notion « d’embrigadement » qui est liée au terme de « regret », ce qui associe bien la femme au lexique de la manipulation et de la faible agentivité perçue.
Néo-sexisme et attitudes envers les femmes « revenantes »
Quand la défense de l’égalité femme-homme perpétue les inégalités
Plusieurs participant·es des entretiens témoignent d’une absence de différence entre femmes et hommes, selon leur point de vue.
Je fais pas de distinction entre les hommes et les femmes. Je pense qu’elles ont la même volonté. (Participant·e 2, réponse à la question sur les femmes)
Que ce soit homme ou femme ça ne change rien. […] Le fait qu’elle soit une femme plutôt qu’un homme pour moi ça ne change rien. » (Participant·e 13, réponse à la question sur les femmes)
L’argumentaire de l’égalité homme-femme, sous-tend plusieurs croyances. La première étant que puisque les femmes et les hommes sont indistincts, cela signifie que la façon dont elles et ils sont représenté.es est interchangeable et que leurs motivations sont similaires. Cet argumentaire renvoie à l’idéologie du sexisme genderblind, et plus spécifiquement sur l’un de ses fondements, le libéralisme abstrait : « Au niveau le plus fondamental, le libéralisme abstrait affirme qu’aucun groupe démographique ne doit faire l’objet d’un traitement particulier » (Stoll et al., 2017, p. 3). Cette idéologie permet donc de rejeter ou d’approuver une politique à l’égard des femmes car elle leur ferait bénéficier d’un traitement différencié, comme c’est le cas dans le témoignage ci-dessous.
C’est pas parce que c’est un homme ou une femme que ça change ma vision de la personne. Elle fait quelque chose de pas bien, elle fait quelque chose de pas bien, que ça soit homme ou femme. (Participant·e 11, réponse à la question sur les femmes)
De fait, la seconde croyance sous-jacente est celle que — puisque les contextes sont perçus comme interchangeables — la réponse au comportement des femmes comme des hommes doit être similaire et non adaptable. Cette croyance est caractéristique de l’idéologie universaliste, propre au modèle français, qui implique d’ignorer la diversité par le biais d’une décatégorisation (Guimond et al., 2014). Autrement dit, au prisme de cette idéologie, la prise en charge des « revenantes » et des « revenants » se doit d’être la même, sans prise en considération des aspects liés au genre. Cette croyance peut s’interpréter au prisme du néo-sexisme, qui correspond à « la manifestation d’un conflit entre les valeurs égalitaires et des restes de sentiments négatifs envers les femmes » (Tougas et al., 1995, p. 845). Plus subtil que le sexisme hostile ou bienveillant, le néo-sexisme engendre l’opposition à des politiques d’inclusion en faveur des femmes, se basant notamment sur l’argument selon lequel la discrimination envers les femmes n’existerait plus, et par extension le sexisme en général (Martínez-Martínez et Paterna-Bleda, 2013 ; Tougas et al., 1995, 2005).
Par ailleurs, il convient de rappeler que la question relative aux femmes était formulée de la façon suivante : « Et les femmes “revenantes”, comment les décrirez-vous ? ». Autrement dit, les participant·es ayant indiqué ne pas percevoir de différence entre les hommes et les femmes ont spontanément fait référence aux hommes pour parler des femmes, sans que le mot « homme » ne soit présent dans la question. Cette association spontanée au référentiel masculin pour parler des femmes renvoie concrètement au phénomène d’androcentration (Hurtig, 2005). L’homme est perçu comme étant le prototype de l’être humain, et la femme n’est décrite que par son prisme. Dans cette lignée, bien que certain·es participant·es puissent témoigner d’une absence de différence dans leur perception des « revenant·es » en fonction du genre, cela ne signifie pas que leurs attitudes sont indifférenciées.
Des stéréotypes et des attitudes bienveillantes
De façon générale, les résultats relatifs aux représentations sociales de la femme « revenante » montrent que celle-ci est quasi exclusivement perçue au prisme de l’homme et qu’elle est spontanément associée aux enfants. Par ailleurs, les hommes, les femmes et les enfants « revenant·es » ne disposent pas du même traitement juridique et politique (cf., introduction). La dernière opération méthodologique de cette recherche a donc visé à explorer la valence de l’attitude — allant de 0 à 100 — envers les femmes, les hommes et les enfants « revenant·es », et les opinions concernant leur rapatriement — allant de 1 à 7 (cf., étude 4). Des ANOVA à mesures répétées avec post-hoc de Bonferroni ont donc été lancées sur les scores d’attitudes et les scores d’opinions concernant le rapatriement envers les hommes, les femmes et les enfants « revenant·es ».
En premier lieu, l’hypothèse selon laquelle les attitudes envers les hommes, les femmes et les enfants « revenant·es » devraient différer significativement est soutenue. Les résultats mettent en évidence des différences significatives d’attitudes envers les trois groupes (F(2,756) = 936.23, p < .001, ηp2 = .553). Plus spécifiquement, on constate que les attitudes entre les groupes deux à deux diffèrent. Selon nos hypothèses, les attitudes devraient être plus défavorables envers les femmes qu’envers les enfants ; plus défavorables envers les hommes qu’envers les femmes ; et plus défavorables envers les hommes qu’envers les enfants. Ces hypothèses sont soutenues. Au seuil p < .001, les résultats des post-hocs de Bonferroni indiquent que les attitudes envers les femmes (M = 31.90, SD = 30.10) sont significativement plus défavorables qu’envers les enfants (M = 62.24, SD = 34.72) ; mais plus favorables qu’envers les hommes (M = 22.32, SD = 24.63). Par ailleurs, les attitudes envers les hommes sont significativement plus défavorables qu’envers les enfants (p < .001).
Dans cette lignée, l’hypothèse selon laquelle les participant·es devraient avoir des niveaux d’accord différents concernant le rapatriement des hommes, des femmes et des enfants « revenant·es » est également soutenue (Figure 4). On constate des différences significatives en matière d’opinions concernant le rapatriement des trois groupes (F(2,756) = 537.86, p < .001, ηp2 = .416). Les résultats mettent en évidence que les opinions concernant le rapatriement entre les groupes deux à deux diffèrent. Selon nos hypothèses, les participant·es devraient être plus défavorables au rapatriement des femmes qu’à celui des enfants ; plus défavorables au rapatriement des hommes qu’à celui des femmes ; et plus défavorables au rapatriement des hommes qu’à celui des enfants. De fait, ces hypothèses sont également soutenues. Au seuil p < .001, les résultats des post-hocs de Bonferroni indiquent que les participant·es sont plus défavorables au rapatriement des femmes (M = 3.18, SD = 2.11) qu’à celui des enfants (M = 4.58, SD = 2.33) ; mais plus favorables au rapatriement des femmes qu’à celui des hommes (M = 2.82, SD = 1.96). Par ailleurs, les participant·es sont significativement plus défavorables au rapatriement des hommes qu’à celui des enfants (p < .001).
De fait, ces résultats rentrent en résonnance avec ceux des entretiens, de l’analyse de presse et de l’association libre. En effet, le discours qui porte sur la femme « revenante » fait systématiquement l’objet d’une classe spécifique au sein des entretiens, des associations libres et de la presse. Celles-ci sont associées aux enfants, et sont donc représentées comme une figure maternelle, ce qui fait écho à l’essentialisation des rôles sociaux de genre (Eagly et Wood, 2016). Cette distinction explique notamment pourquoi les participant·es ont des attitudes plus favorables envers les femmes qu’envers les hommes (Broverman et al., 1972 ; Eagly et Wood, 2016 ; Eckes, 2002).
J’ai quand même tendance à les imaginer plus victimes que les hommes bizarrement. […] Donc un sentiment plutôt… un peu plus de compassion que pour les hommes. (Participant·e 14, question femmes)
Ainsi, dans le discours des participant·es, la perception des femmes varie en termes de chaleur, en fonction de l’image qu’elles et ils se représentent d’elles : plus ou moins comme des victimes, et avec des intentions plus ou moins délétères envers autrui et envers les enfants dont elles ont la charge. Le stéréotype de compétence ne fait également pas consensus auprès des participant·es aux entretiens qui la perçoivent dans tous les cas comme une mère, mais plus ou moins agentive. Finalement, c’est le trait de communalité, stéréotypiquement associé et attribué par essence aux femmes (Eagly et Mladinic, 1994), qui n’est ici pas consensuel et crée de l’ambivalence.
De fait, c’est cette ambivalence dans la communalité perçue qui place la femme entre l’homme – perçu dans tous les cas comme peu chaleureux – et l’enfant – perçu dans tous les cas comme chaleureux. Ces résultats rejoignent la littérature sur l’importance de la communalité qui prévaudrait sur l’agentivité pour prédire l’appréciation d’un groupe (Wojciszke et al., 2009 ; Wojciszke et Abele, 2008). Néanmoins, les entretiens viennent nuancer ces résultats : l’agentivité perçue pourrait également être déterminante du jugement social porté sur les « revenantes ». Comme l’indiquent Lönnroth-Olin et ses collègues (2023), une femme « revenante » perçue à travers l’image stéréotypique de la femme musulmane passive, mutique (et donc non-agentive), qui requiert de l’aide pourrait susciter davantage d’empathie qu’une femme perçue comme agentive et capable de se prendre en charge seule. Ceci suggérerait donc que c’est l’intersection entre chaleur et agentivité perçue qui permettrait aux individus de juger les femmes « revenantes ».
Discussion
En quoi est-il nécessaire d’appréhender les femmes « revenantes » au prisme de l’intersectionnalité ?
L’objectif de cette recherche était d’investiguer les représentations sociales et médiatiques des femmes « revenantes », et de comprendre si ces représentations sont liées à des opinions spécifiques en matière de réinsertion. Les résultats des quatre études présentées ont notamment montré que les femmes « revenantes » sont perçues à travers l’image de la mère, et bénéficient d’attitudes plus positives que les hommes, mais moins que les enfants. En revanche, les représentations sont moins homogènes lorsqu’il s’agit de décrire plus finement les « revenantes » et de s’intéresser à leur personnalité. Celles-ci peuvent être décrites comme peu agentives, ou au contraire comme ayant du caractère, voire « monstrueuses ». Cette absence d’homogénéité dans les représentations de la femme « revenante » peut renvoyer à la difficulté qu’on les participant·es de les imaginer autrement qu’à travers leur rôle de mère.
Néanmoins, au-delà de cette image de la femme « revenante » perçue comme une mère, les résultats des différentes études montrent que les individus « revenant·es » sont associé·es au groupe des Musulman·es de façon large. En effet, la thématique de l’Islam a été évoquée par 15 participant·es (sur un corpus de 16 entretiens). Par ailleurs, l’analyse de similitudes réalisée sur le corpus de presse a mis en évidence une communauté qui lie le lexique du terrorisme et celui de l’Islam et des Musulman·es (cf., Figure 2, communauté 2).
E.g., « Dans les tentatives qui s’ébauchent ici et là pour “retourner” les candidats au jihad, faut-il prendre en compte la dimension religieuse ? Tenter de déconstruire le discours de cette branche terroriste du salafisme, courant lui- même radical de la religion musulmane, prônant le retour à l’islam des origines ? » (Le Monde, avril 2015)
De façon similaire, l’analyse de similitudes réalisée sur le corpus d’association libres (Figure 3) a mis en évidence la centralité du mot « Islam », qui est le neuvième mot le plus évoqué par les participant·es (N = 103), et de la « religion » (sixième mot le plus cité ; N = 134), qui sont également liés à l’image stéréotypique de « l’homme », « combattant » et « Arabe ». Par ailleurs, la communauté 2 associe clairement le terme « terroriste » avec le mot « Musulman·e ». Cette association entre « revenant·es » et Musulman·es semble cohérente avec la littérature qui montre que les individus caractérisé·es comme « terroristes » sont fréquemment réifiés à travers l’image stéréotypique d’un (homme) islamiste radical « Arabe » et « Musulman » (Ginguené et al., 2023).
De fait, l’étude des représentations sociales de la femme « revenante » a permis de mettre en évidence que celle-ci n’est perçue qu’au prisme du stéréotype de la femme Musulmane, maltraitée, passive et contrainte (Navarro, 2010). Même lorsque la femme est perçue comme ayant « du caractère » (i.e., de l’agentivité), celle-ci est décrite par le biais des conditions difficiles dans lesquelles elle évolue. Ainsi, les femmes sont rarement décrites par les participant·es mais lorsqu’elles le sont, c’est au prisme de la religion musulmane : en tant que victimes, ou à travers les pratiques qui sont perçues comme leur étant imposées. La femme « revenante » n’est donc plus perçue comme femme et de confession musulmane, mais comme « Musulmane ». Cette perception étaye l’idée selon laquelle les rapports sociaux de domination et d’oppression sont indissociables, se reproduisant et se co-produisant mutuellement (Galerand et Kergoat, 2015 ; Kergoat, 2011).
Un point supplémentaire c’est que dans leur religion, le port du voile et cetera, c’est effectivement un peu plus compliqué pour elles. […] Dans cette religion-là elles ont aussi des facteurs aggravants de conditions. Enfin des conditions aggravantes de vie et notamment les obligations de port du voile, les obligations pour se marier, de faire appel à l’aval paternel, et cetera. Des choses qui sont là aussi d’un autre temps pour moi. […] Vous avez beaucoup de femmes musulmanes qui disent « Moi le voile, c’est moi qui souhaite le porter, parce que j’ai lu le Coran, parce que on doit porter le voile et c’est mon choix je le vis très bien et arrêtez de me demander d’enlever mon voile parce que je le porte bien ». Sauf que si on prend également un peu de recul par rapport aux événements, là aussi pour moi c’est une forme de fanatisme, de devoir se voiler le visage, quand on est une femme, il y a aucune raison particulière de le faire. C’est parce que déjà on est embrigadé dans une certaine religion, qu’on se met effectivement des contraintes qui sont manifestement, des contraintes inutiles. (Participant·e 13, réponse à la question sur les femmes)
La femme « revenante » qui est désormais femme « Musulmane » va donc subir les perceptions discriminantes associées à tous les systèmes d’oppression qui convergent vers elle. De fait, puisque la question de l’islamophobie semble indissociable du racisme (Galonnier, 2019), et que la question du « voile » renvoie à des postures en matière d’égalité des genres et de place de la femme (Baubérot, 2004), il apparait comme indispensable de considérer ces différentes identités dans leur complexité, à l’aide d’une approche intégrée. Ainsi, s’ancrer dans une approche intersectionnelle permet d’appréhender les intersections entre les différents systèmes d’oppressions afin de saisir la réalité sociale des individus qui en sont les cibles (Bilge, 2010 ; Crenshaw, 1989, 2013, 2022). Par exemple, dans la lignée du néo-sexisme (qui soutient que les discriminations envers les femmes n’existent plus, afin d’entraver les politiques d’inclusivité en faveur des femmes ; Tougas et al., 1995, 2005), la mobilisation d’un argumentaire en faveur de l’égalité femme/homme peut servir à justifier des idées racistes et islamophobes (Van Oost et al., 2023). Ce phénomène se remarque notamment dans le cadre du port du voile.
Je trouve surtout qu’afficher ça [ndlr., le voile intégral] dans un pays comme le nôtre, afficher ce soutien à la culture qui montre une part de violence et qui est un peu anti Français aussi, c’est pas une culture qui se mélange. Il peut y avoir des extrémistes juifs c’est pareil hein. Et oui, ça me dérange d’autant plus que je trouve que ces hommes qui ne doivent pas regarder les femmes, j’en croise parfois qui regardent par terre parce qu’il faut pas qu’ils te regardent. Pour moi ça n’a pas son sens, ça n’a pas sa place. Donc effectivement de les voir marqués comme ça, ça me dérange un peu ouais, parce que c’est montrer que « j’appartiens à une catégorie qui ne t’aime pas alors que je suis en France ». Bah ça me fait un peu chier. Ils sont pas moins Français que moi… enfin un petit peu dans la culture. Un petit peu quand même. (Participant·e 12)
Par ailleurs, le fait de percevoir les femmes musulmanes comme passives, soumises et maltraitées pourrait conduite à la minimisation de l’effet du système patriarcal pour les femmes non musulmanes. C’est cette minimisation que Hamel (2005, 2006) identifie comme la « racialisation du sexisme ».
Ce « deux poids deux mesures » observé dans le traitement des violences sexistes selon qu’elles sont commises par des hommes des minorités ou des hommes du groupe majoritaire participe à la production de représentations racistes : le sexisme serait la caractéristique de « la culture arabe » ou « musulmane » et les « hommes arabes » ou « musulmans », qu’il s’agisse des pères immigrés ou des fils nés en France, seraient sexistes par culture et par nature. […] Dans le même temps, la production de cette figure de « l’homme arabe » comme homme violent aboutit à la minimisation de ces mêmes violences sexistes au sein du groupe majoritaire. (Hamel, 2006, p. 45)
De fait, les représentations sociales sont situées et dépendantes des contextes et des cultures dans lesquelles elles se construisent et sont véhiculées (Jodelet, 2002). Dans cette lignée, les stéréotypes envers les personnes de confession musulmane sont fortement dépendants du contexte socioculturel dans lequel ils sont recueillis. En effet, Fiske (2017, 2018) montre que quand les Musulman·es ne sont pas le groupe de référence (i.e., majoritaire et dominant) au sein de la population, ces dernier·ères sont perçu·es comme faiblement chaleureux·ses et faiblement (ou au mieux, modérément) compétent·es. Ces résultats sont répliqués par Grigoryev et ses collègues (2019) qui montrent que les groupes musulmans occidentaux sont perçus comme moins chaleureux et moins compétents que les groupes chrétiens occidentaux. Néanmoins, lorsque les Musulman·es sont le groupe de référence, elles/ils seraient perçu·es comme fortement chaleureux·ses et compétent·es, générant des émotions d’admiration et de respect (Fiske, 2017). Ce constat de l’importance du contexte socioculturel tend donc à la défense d’une approche sociétalement ancrée qui sera détaillée ci-après.
Une psychologie sociétalement ancrée, pour mieux appréhender des objets complexes
Le courant de la psychologie sociétale, tel que défini par Himmelweit (1990) met l’accent « sur la force globale de l’environnement social, institutionnel et culturel et, par conséquent, sur l’étude des phénomènes sociaux en tant que tels, dans la mesure où ils affectent les membres d’une société donnée et sont affectés par eux » (p. 17). La psychologie sociétale implique donc un paradigme spécifique prenant en compte les interactions entre les niveaux micro (i.e., individuels) et macro (i.e., sociétaux). Celle-ci suggère que les individus agissent, pensent et ressentent dans un contexte sociétal donné qui les influence, mais que ces derniers façonnent également la société dans laquelle ils sont insérés (Saxe et Bar-Tal, 2003). En se basant sur les écrits princeps de Himmelweit (1990), la psychologie sociétale peut donc se définir comme une approche systémique et multi-niveaux, défendant la pluralité des perspectives théoriques, méthodologiques et épistémologiques, afin de comprendre un phénomène dans un contexte écologique, socialement et culturellement ancré.
Dans le cadre de la perception des « revenantes », l’ancrage sociétal semble fondamental. En effet, d’un point de vue strictement individuel, le sexisme bienveillant à l’égard des « revenantes » peut leur sembler bénéfique. Celles-ci pourraient bénéficier de davantage d’indulgence de la part de la population qui les perçoit comme des victimes, comparativement aux hommes. De surcroit, la littérature souligne que la minimisation du rôle de la femme au sein des organisations terroristes a pu leur bénéficier en termes de sévérité des peines prononcées par les tribunaux (Schmidt, 2022). Dans le contexte français, les femmes « revenantes » n’ont été systématiquement incarcérées au même titre que les hommes qu’à partir de 2016, après la tentative d’attaque de la cathédrale Notre Dame de Paris qui a engendré une meilleure connaissance du rôle des femmes au sein de l’État Islamique (Sauvage, 2019). Auparavant, les femmes étaient considérées comme moins dangereuses que les hommes car ne participant pas aux combats, et bénéficiaient d’un biais de genre lors de leurs audiences (Ibid.).
Bien que plusieurs bénéfices individuels du sexisme bienveillant à l’égard des « revenantes » puissent être identifiés, ce mécanisme est fortement délétère d’un point de vue sociétal6. En effet, la perception stéréotypique des « revenantes » alimente l’image de la femme passive et soumise, ainsi que les rôles de genre prescrits (Eagly et Wood, 2016). De fait, le rapatriement des femmes est toujours envisagé au prisme de celui des enfants ; et ce sont bien les mères qui sont rapatriées, et non les pères. Alors que les hommes sont incarcérés de leur côté en attente de leur procès, les femmes sont détenues avec les enfants au sein des camps administrés par les autorités kurdes (Maneval et Duhourcau, 2019 ; Pierre et Baujard, 2023). La politique française du « cas par cas » concerne les femmes et les enfants Français·es. Tout au long de son parcours, la femme « revenante » est donc considérée exclusivement comme une mère.
Conclusion
En conclusion, cette recherche a permis de mettre en évidence une représentation plurielle de la femme « revenante » du jihad. Tantôt victime passive, tantôt monstrueusement agentique, la représentation de la femme « revenante » est dans tous les cas, fortement influencée par les stéréotypes de genre et par les normes sociales prescriptives véhiculées dans les sociétés occidentales. Les résultats mettent néanmoins en évidence que la femme « revenante » n’est pas perçue exclusivement comme une femme. Elle est aussi Musulmane, parfois racisée. Les triangulations multiples mises en place au sein de cette recherche nous ont permis de mettre en lumière les représentations desquelles peuvent découler différentes formes d’oppressions subies, et qui restent encore à explorer dans leurs dynamiques. Ainsi, l’ancrage dans une psychologie sociétale, nécessairement triangulée, pourrait donc être une première piste qui permettrait d’apporter un éclairage systémique aux problématiques de relations intergroupes tissées de rapports de pouvoir et de domination.
Conflits d’intérêts
Aucun conflit d’intérêt déclaré.